Des personnages célèbres ont possédé une maison à Villennes. Nous ne présenterons pas ceux qui, très connus, ont vécu au vingtième siècle ou sont toujours en vie : l'avionneur Marcel Dassault, le publicitaire Marcel Bleustein-Blanchet, le patron de presse et pionnier de l'information télévisée Pierre Lazareff, le restaurateur Clément Blanc (qui a joué un rôle très important dans la "restauration" de l'église), le dessinateur Marcel Uderzo, l'homme de théâtre Dominique Nohain, les chanteurs Marcel Amont et Michel Delpech, le producteur et animateur de télévision Stéphane Collaro, ...

Par contre, nous évoquerons ceux qui ont été célèbres à leur époque, certains étant aujourd'hui oubliés  :

La médecine

Emile Magitot (1833-1897), l'un des premiers médecins dentistes

Anthelme Combe, autre médecin stomatologue

Edouard Binet (1855-1916), médecin en chef de l'hôpital des Quinze-Vingts

Gaston (1887-1971) et André (1896-1979) Durville, médecins naturistes

Le commerce, l'industrie, les transports et le tourisme

Alexandre Bordes (1860-1943), héritier d'une flotte de cap-horniers
Léon Francq (1848-?), un homme d'initiatives, à toute vapeur
Charles Barbière (1861-1945), ingénieur en chef de travaux publics
Stanley et Edward Whitechurch, tanneurs britanniques
Edouard Comboul, ingénieur des mines, chercheur d'or
André Létang, fabricant de moules pour chocolat
Léandre Fallou (1912-2000), pionnier de la radionavigation aéronautique

Les spectacles et les loisirs

Louis Baron (1838-1920), comédien et directeur du théâtre des Variétés

Gaston Akoun, pionnier des parcs d'attraction

Léon Siritzky (1883-?), l'un des premiers exploitants de salles de cinémas
Yves Brieux-Ustaritz (1905-1991), Maître de la danse, et sa partenaire Geneviève Ione
Albertine Corrard-Dorfeuil, la veuve de la Gaîté, directrice de théâtre
Lucienne Watier, actrice et agent artistique
Bruno Polius et Thierry Sellier, anciens jeunes choristes, vedettes de la chanson

La littérature et la presse

Charles Dufresny (1657-1724), auteur dramatique, journaliste et premier paysagiste
Georges Jauret (1825-1889), journaliste et écrivain
Paul Louis Victor de Giafferri, historien du costume
Maria Star (1854-1926), femme de lettres à la recherche des symboles
Pierre Decourcelle (1856-1926), de la littérature populaire au cinéma
Léon Frapié (1863-1949), romancier réaliste
Fernand Thiéry, éditeur du premier journal des petites filles
Colette Gerbaud, professeur de littérature nord-américaine
Patrick Rambaud, écrivain lauréat du prix Goncourt

Les beaux-arts

 Hippolyte Sinet (1835-?), artiste-peintre de genre
 André Sinet (1867-1923), artiste-peintre mondain
 Edmond Bories (1857 - 1925), artiste-peintre, archéologue et historien régional
 Robert Lotiron (1886 - 1966), artiste-peintre néoréaliste

La musique

Pierre Gerbaud (1924-2009), violoncelliste

La mode et le luxe

Léonard Rosenthal (1875-1955), roi de la perle et jardinier des gemmes
Louis Constant Hellstern (1851-1929), chausseur des célébrités
Jeanne Paquin (1869-1936), première femme de la haute couture
Blanche Arvoy (1892-?), parfumeuse romantique

Les sports

Louis Jallabert, coureur et entraîneur cycliste devenu restaurateur
Léon Didier (1881-1931), champion cycliste devenu restaurateur
Oscar Egg (1890-1961), multiple champion cycliste international devenu industriel
Auguste Wambst (1908-1987), champion cycliste devenu employé d'épicerie
René Ben Chemoul (1925-2010), le Tigre de la lutte

La défense nationale et l'aide humanitaire

Susan Travers (1909-2003), une femme dans la Légion

La justice

Vincent de Moro-Giafferri (1878-1956), avocat et homme politique

Charles Dufresny, auteur dramatique, journaliste
et premier paysagiste

 

Ce garçon ordinaire de la chambre du Roi, Louis XIV, n'était pas un homme ordinaire. S'il pratiquait le dessin et la musique en amateur, il fût un auteur dramatique reconnu à son époque. Ses pièces, écrites avec Jean François Regnard puis seul après leur brouille, étaient jouées par la Comédie Française.

Dans le Mercure galant (devenu ensuite le Mercure de France), le journal dont il fut directeur et dans lequel il publiait des poésies, des nouvelles historiques et des chansons, il inventa la tribune libre et le courrier des lecteurs.

Il fût également le précurseur du collage avant les surréalistes et Picasso.

Transformant le parc de sa maison de Chambourcy (actuelle Maison des Associations) et le parc du château de Migneaux à Villennes, dont il fut propriétaire pendant 8 ans à partir de 1682, il inventa les jardins irréguliers. Il se divertissait en embellissant ses jardins et ceux de ses amis : le jardin du moulin à Bercy, le jardin du Chemin creux au faubourg Saint-Antoine, le jardin de l’abbé Pajot près de Vincennes. Il fut nommé dessinateur du Roi … mais ses propositions pour le parc de Versailles ne furent pas retenues : elles étaient trop coûteuses mais surtout, "l’infidélité à l'ordre et à la symétrie de Le Nôtre aurait ébranlé tout le système monarchique". Insouciant, il dépensa sa fortune et ne pouvant payer sa blanchisseuse, Angélique, il en fit sa seconde épouse. Alain-René Lesage s’inspira de cette aventure dans son Diable boiteux.

Pour quelle raison Charles Dufresny était-il protégé par Louis XIV, qui le nomma Directeur de la Manufacture Royale des Grandes Glaces ? Il lui avait appris au roi qu'il était un de ses petits-cousins, étant un arrière-petit-fils d’Henri IV et de la Belle Jardinière d’Anet. Imitant Charles Dufresny dans l'art du collage, nous laissons la plume à ses nombreux biographes pour dresser le portrait de cet homme aux multiples compétences et vous narrer son existence (en adaptant la typographie sans modifier l'orthographe de l'époque).

Son acendance et son œuvre

Voici la "Notice sur Dufresny", publiée dans l'ouvrage "Chefs-d'œuvre des auteurs comiques", édité en 1845 par la librairie de Firmin Didot Frères.

Charles Rivière Dufresny naquit à Paris en 1648, et y mourut en 1724. Arrière-petit-fils d'une paysanne d'Anet, connue sous le nom de la Belle Jardinière, et qui sut inspirer de l'amour à Henri IV, peut-être dut-il à cette origine la bienveillance particulière dont Louis XIV l'honora toute sa vie. Valet de chambre de ce prince et contrôleur de ses jardins, il avait l'art de le divertir, et d'en obtenir beaucoup de grâces ; mais deux passions dévoraient tout, l'amour de la table, et celui des femmes. Aussi le roi disait-il qu'il n'était pas en son pouvoir de l'enrichir.

  Il y a ici une erreur sur l'année de sa naissance, qui était, en réalité, 1657.  

 

Le goût universel que Dufresny avait pour les beaux-arts, et ses talents pour les cultiver avec succès, doivent le faire regarder comme un de ces génies heureux, propres à faire admirer les richesses de la nature. La musique, le dessin, la peinture, l'architecture, la poésie, ont exercé tour à tour son activité ; mais le théâtre paraît cependant avoir eu la préférence. La plupart de ses comédies offrent des sujets originaux, et des caractères peints avec finesse et parfaitement soutenus ; son dialogue est vif et brillant, ses personnages sont pleins de verve et d'esprit ; mais cet esprit semble trop être celui de l'auteur. Enfin, quoique son comique soit constamment tiré de la situation, quoique ses ouvrages brillent de qualités rares, il n'eut pas toujours du succès.

Dufresny était intimement lié avec Regnard, qui lui vola le sujet du Joueur. La comédie de Regnard parut la première, et ce fut la meilleure.

L'Esprit de contradiction, le Mariage fait et rompu, la Coquette de village, le Double veuvage, et la Réconciliation normande, sont longtemps restés au répertoire. Dans cette dernière pièce, le rôle de Falaise est un de ceux qui portent bonheur à l'acteur qui les joue.

 

 

Voltaire emprunta au Faux honnête homme le personnage de Freeport de l'Écossaise ; et Collé réduisit en trois actes le Jaloux honteux de l'être. Ces ouvrages, avec le Faux instinct, la Noce interrompue, la Dot supposée, et le Dédit, forment le théâtre complet de Dufresny.

Le Sage raconte, dans le Diable boiteux, le second mariage de Dufresny. [...]

On raconte que Dufresny ayant un jour reproché à l'abbé Pellegrin qu'il portait du linge sale : Tout le monde, lui répondit l'abbé, n'est pas assez heureux pour pouvoir épouser sa blanchisseuse.

 

Dufresny eut le Mercure de France après la mort de Visé.

Les volumes qui sont de lui fourmillent de traits d'esprit et d'enjouement.


Dans la pièce des Amusements sérieux et comiques, il fait une critique piquante des usages et des mœurs de l'époque. Il est assez vraisemblable que cette production ingénieuse a fourni à Montesquieu l'idée des Lettres persanes.
 

 

 

Pour voir quelques autres illustrations d'œuvres théâtrales de Charles Dufresny, cliquez ici puis sur l'image.

 

Ses autres talents

La Nouvelle biographie générale depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, publiée en 1856 sous la direction de M. le Dr Hoefer par MM. Firmin Didot Frères, apporte des précisions.

Dufresny était né artiste ; ne sachant manier ni le crayon ni le pinceau, il y suppléait en découpant certaines parties de gravures, qu'il disposait ensuite de manière à en faire un sujet. Son habileté en ce genre allait jusqu'à changer l'expression d'une figure ; il composait des chansons, en faisait la musique, et l'exécutait ensuite. C'était principalement dans les dessins d'architecture et des jardins qu'il se faisait remarquer ; on voyait encore dans le siècle dernier des maisons de ville et de campagne bâties sur ses dessins. Jaloux de pouvoir exercer ses talents sur un sol qui lui appartint, il sollicita et obtint du roi la propriété d'un terrain dans le bois de Vincennes, et la permission d'employer les pierres détachées d'un mur qui tombait en ruines. Sous le prétexte que plusieurs autres parties de ce mur menaçaient de s'écrouler et d'écraser les passants, il fit tant qu'il les fit tomber, et qu'au bout de quelque temps il vendait des matériaux ; pour la sûreté de ses concitoyens, il fut obligé de mettre un terme à son ardeur de démolition. Louis XIV demanda à Dufresny des dessins pour le parc de Versailles ; il en fournit deux, dont le monarque fut si content qu'il nomma l'auteur contrôleur des jardins royaux. La présence de Louis XIV n'empêchait pas Dufresny de se livrer à une grande liberté de langage et à des saillies heureuses. Il dit un jour à ce monarque : « Sire, je ne regarde jamais le Louvre sans m'écrier : Superbe monument de La magnificence d'un de nos plus grands rois, vous seriez achevé si l'on vous avait donné à un des ordres mendiants pour tenir son chapitre et loger son général ! » Un de ses amis lui disait un jour en manière de consolation : « Pauvreté n'est pas vice. - C'est bien pis ! » répondit-il.


  Les qualités artistiques de Charles Dufresny, en particulier dans ses pratiques du collage et de l'aménagement des jardins, sont précisés dans l'ouvrage Anecdotes dramatiques publié en 1775.

Il n'était pas moins surprenant du côté du dessein. Il n'avait, il est vrai, aucune pratique du crayon, du pinceau, ni de la plume ; mais il s'était fait à lui-même un équivalent de tout cela, en prenant, dans différentes estampes, des parties d'hommes, d'animaux, de plantes, ou d'arbres qu'il découpait & dont il formait un sujet dessiné seulement dans son imagination. Il les collait, les unes auprès des autres, selon que le sujet le demandait ; il lui arrivait même de changer l'expression des têtes qui ne convenaient pas à son idée, en supprimant les yeux, la bouche, le nez, & les autres parties du visage, & en y ajoutant d'autres qui étaient propres à exprimer la passion qu'il voulait peindre, tant il était sûr du jeu de ses parties, pour l'effet qu'il en attendait. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que cet assemblage de pièces rapportées, en apparence, au hasard, & sans esquisse, formait un tout agréable, dont l'incorrection de dessein n'était sensible qu'à des yeux connaisseurs.

Dufresny avait, surtout, pour l'art de construire les jardins, un génie singulier, mais nullement susceptible de comparaison avec celui des grands-hommes que nous avons eus, & que nous avons encore dans ce genre. Il ne travaillait, avec plaisir, que sur un terrain irrégulier & inégal. Il lui fallait des obstacles à vaincre ; & quand la nature ne lui en fournissait pas, il s'en donnait à lui-même, c'est-à-dire, que d'un emplacement régulier & d'un terrain plat, il en faisait un montueux, afin, disait-il, de varier les objets en les multipliant, & se garantir des vues voisines, en leur opposant des élévations de terre qui servaient en même temps de Belveders. Tels étaient, dit-on, les jardins de Mignaux, près de Poissy ; tels sont encore ceux qu'il a faits dans le Fauxbourg Saint-Antoine, pendant les dix dernières années de sa vie, dont l'un est connu sous le nom du Moulin, & l'autre qu'il appellait le Chemin Creux. On connaît aussi la maison & les jardins de feu M. l'Abbé Pajot, près de Vincennes ; & par ces différents morceaux, on peut juger du goût & du génie de Dufresny dans ce genre. Louis XIV ayant pris la résolution de faire faire à Versailles des jardins dont la grandeur et la magnificence surpassassent tout ce qu'on aurait vu, & même imaginé jusqu'alors, lui demanda des desseins. Dufresny en fit deux différents. Ce Prince les examina, & les compara avec ceux qu'on lui avait présentés : il en parut content, & ne les refusa que par l'excessive dépense dans laquelle l'exécution l'aurait engagé. Ce monarque, qui aimait les arts, & qui les avait portés à leur plus haut degré de perfection, par les récompenses dont il prévenait ceux qui s'y distinguaient, accorda à Dufresny un Brevet de Contrôleur de ses jardins.

L'art des jardins

Louis Vitet, de l'Académie française, souligna, dans ses Etudes sur l'histoire de l'art, publié en 1874 par Michel Lévy Frères, libraires éditeurs, le rôle de Dufresny dans l'évolution des jardins ; il y fit toutefois une regrettable erreur sur le nom Mignaux, le prenant pour le patronyme du propriétaire du château.

[...] Mais voici qu'il naît à Paris un homme qui va tout bouleverser. Il est doué d'un rare génie ; mais chez lui deux sentiments sont dominants : l'amour de la régularité géométrique et le dédain des beautés pittoresques. Entre les mains d'un tel homme, que va devenir notre éclectisme ? Plus d'alliance possible entre l'art et la nature ; l'art va tout usurper. Le Nôtre avait, en matière de jardins, le même besoin d'unité que son maître en matière de gouvernement. Un seul principe et toutes ses conséquences, telle fut sa règle. Aussi voyez comme il traite cette pauvre nature ! Il rompt toute communication entre elle et ses jardins : il la laisse derrière la grille, et, s'enfermant entre quatre murailles de verdure, il se met à tracer fièrement ses lignes, soumettant tout à son compas, tout, jusqu'à la moindre feuille. De ce système, comme de tout ce qui est exclusif, il semblerait qu'il n'eût dû résulter qu'une insipide monotonie ; tel était cependant le génie de l'artiste que, du sein même de cette monotonie, il sut quelquefois tirer les effets les plus imposants et les plus majestueux.

Mais Le Nôtre n'aura-t-il point de rival ? la nature et ses amis ne protesteront-ils pas ? Maintenant qu'un système exclusif s'est élevé, il y a place pour le système contraire. Il devient non-seulement possible, mais nécessaire que ce système ait un représentant, un apôtre ; il faut à Le Nôtre un pendant. En effet, le voici ; il est en France, à la cour du grand roi, parmi ses valets de chambre. On connaît les comédies de Dufresny ; mais sait-on également que cet homme d'esprit avait toute sorte d'industries et de dispositions pour les beaux-arts ? Sans savoir la musique, il composait des airs pour ses pièces et les chantait à Grandval, qui les lui notait. Il faisait de charmantes découpures et formait des paysages d'un effet très original avec des fragments d'estampes qu'il déchirait et collait sur le carton. Telle était enfin sa réputation d'adresse et de talent, que l'abbé Pajot, son ami, qui posssédait une belle maison près de Vincennes, au lieu de s'adresser à Le Nôtre ou à ses élèves, vint trouver Dufresny pour lui faire dessiner son jardin. A la vue du terrain, qui était très inégal et d'une forme bizarre, Dufresny prit l'envie d'innover, et laissant là la règle et le niveau, il fit un jardin complètement irrégulier : pas une allée droite, du gazon, des arbres distribués par groupes ; en un mot, un petit abrégé de paysage.

Cette nouveauté fit beaucoup de bruit ; on allait en procession voir le jardin de l'abbé Pajot. Un nommé Mignaux et quelques autres suivirent son exemple et confièrent leurs jardins à Dufresny ; enfin son succès fut si grand et il avait acquis une telle confiance en son système, que, quelque temps après, lorsqu'il fut question d'embellir Versailles et d'en tracer les jardins, il osa présenter au roi son plan, en rivalité avec Le Nôtre. Ce plan consistait à transformer tout l'emplacement qui comprend aujourd'hui le parc et les Trianons en une vaste campagne, ou plutôt en une agrégation de scènes pittoresques plus ou moins factices, plus ou moins bizarres. On devait aussi, comme ornements du paysage, bâtir ça et là des églises, des villages, des rochers, des ruines.

Ce qui est extraordinaire, c'est que le monarque hésita ; sa magnificence ne fut pas choquée tout d'abord de ce qu'il y avait de rustique et de bourgeois dans un tel plan. L'innovation était si hardie, qu'elle excita son attention. Il fit même une pension à Dufresny ; mais il chargea Le Nôtre de composer ses jardins. Louis XIV ne pouvait, en conscience, faire infidélité à Le Nôtre, c'est-à-dire à l'ordre et à la symétrie ; tout son système monarchique en eût été ébranlé. Quant au système de Dufresny, sa fortune ne fut pas longue.

Le choix du monarque avait donné le mot d'ordre à la cour. On laissa là le novateur et ses projets fantasques, pour n'admirer que Le Nôtre et Versailles. Le jardin de l'abbé Pajot devint presque ridicule, et personne, à moins d'être séditieux ou fou, n'eût osé en commander un semblable. Dufresny lui-même, moins amoureux de ses idées que de son repos et de ses plaisirs, se garda bien d'entrer en lutte et se tint pour battu. Son imagination mobile lui inspirait déjà des goûts nouveaux ; il renonça aux jardins et à la vie de cour, et s'en vint à Paris faire des comédies.

Mais son système, banni de France, se réfugia sur un sol moins ingrat. L'Angleterre, à cette époque, n'avait pas, comme le continent, l'horreur et l'inexpérience des réformes ; elle accueillit les idées de notre insouciant compatriote, et les trouva même si fort à son goût, qu'elle finit par s'en attribuer l'invention.


Son existence

  Le texte le plus détaillé sur Charles Dufresny est celui d'Arsène Houssaye (dont Nadar fit le portrait, ci-contre). Cette biographie romanesque publiée en 1841 dans la Revue de Paris, fut reprise dans sa Galerie de portraits du XVIIIe siècle, publiée par Charpentier, libraire-éditeur, en 1848. L'auteur nous livre de nombreuses anecdotes, en commençant par la jeunesse de Dufresny, notamment sur sa rencontre avec le comte de Nangis, qui le présenta au roi. Celui-ci, l'installant au Palais de Versailles, le nomma alors, à 16 ans, valet de sa garde-robe.

Dufresny accompagna ensuite le roi, le divertissant par ses poèmes, dans sa guerre de Flandre. Les fêtes recommencèrent bientôt. Charlot, comme le nommait le roi, se maria. Sa femme lui donna deux enfants, mais il ne fut pas heureux, multipliant les dettes. Ayant rapidement revendu le privilège de la nouvelle manufacture de glaces, que lui avait donné le roi ainsi qu'un terrain à Vincennes, il y passait l'été dans son jardin et écrivait, l'hiver, des pièces avec Regnard. Il finit par se brouiller avec lui après que ce dernier ait plagié en vers la pièce en prose, inspirée par sa passion du jeu, qu'il lui avait fait relire. Sans un sou, délaissé par le roi qui le prit un jour pour un mendiant, Dufresny épousa sa blanchisseuse venue lui demander l'argent qu'il lui devait, afin de se marier. Il bénéficia, à nouveau, de la générosité du roi, mais il ne put conserver longtemps ces subsides ni les revenus que lui apportaient parfois ses pièces de théâtre.

Voilà encore un poète comme je les aime et comme vous les aimez sans doute, un poète qui va droit son chemin sans regrets et sans soucis, qui ne s'arrête pas aux séductions trompeuses de ce monde, mais qui cueille en passant dans le jardin terrestre tout ce que le sage y doit cueillir, la poésie et l'amour ; qui s'assied souvent sous le pampre et n'oublie pas pour le bouquet le refrain de la chanson :

Le temps passe comme le vent ;
Aimez, buvez, chantez souvent.

« Ce refrain, disait gaiement Dufresny, ne vient pas tout-à-fait d'un cantique sacré ; cependant le grand roi Salomon n'eût pas dédaigné ma chanson. Dieu avait bien ses raisons pour créer la femme et pour planter la vigne. Après ces deux merveilles, la chanson s'est faite toute seule. »

Ce poète toujours amoureux, toujours pauvre, malgré le million que lui donna Louis XIV, toujours chantant, même dans la mauvaise fortune, descendait en ligne plus ou moins droite d'un pauvre diable de prince de Navarre souvent amoureux, longtemps pauvre, toujours chantant, de Henri IV en un mot ; on a vu des poètes venir de plus mauvaise maison. Il était bien le portrait de son bisaïeul, et en même temps de sa bisaïeule, la belle jardinière d'Anet, « la plus fraîche rose de mon parterre, disait Henri IV. »

Le génie des arts berça l'enfance de Dufresny. Il vint au monde à Paris, à l'heure des barricades du cardinal de Retz (1648) ; il grandit pendant les guerres civiles, nationales, religieuses ; mais il demeura loin du bruit et loin de la fumée, passant les tendres années de sa jeunesse à maudire les livres et les maîtres d'école, à rêver au beau soleil comme à la belle étoile. Un jour, ne voulant plus entendre parler du grec ni du latin, il s'enfuit du collège, se garde bien de rentrer au logis de sa grand'mère, et se met à battre la campagne de l'esprit et des pieds. ll avait quinze à seize ans. A cet age adorable, nos pieds sont des pieds de gazelle, notre esprit est l'oiseau voyageur qui cherche toujours le printemps. En route et bon voyage ! Dieu veille sur toi, enfant. Tes habits ne sont rien qui vaille, tes souliers n'ont plus de semelles, tu n'as pas vingt sous dans ta bourse, mais qu'importe ! le chemin où tu marches avec ta précieuse insouciance n'est-il pas le chemin de l'espoir ? Tous les chemins vont à Rome, dit le proverbe ; ce qui veut dire : tous les chemins mènent à quelque chose.

Sur le soir, notre poète, ayant grand faim et soif non moindre, vit avec je ne sais quel doux pressentiment se dessiner peu à peu en face de lui, au fond de la vallée, sur les verts bocages, les flèches aiguës d'un château, le petit château de Nangis. — Voilà mon gite, dit-il avec un laisser-aller comique. Il avança un peu plus vite, dédaignant les grains rouges du sorbier, les prunelles bleues de la haie, les grappes de mûres parfumées, l'eau claire des fontaines, dédaignant en un mot, comme il le disait plus tard, l'hôtellerie champêtre.

 

Un peu avant le coucher du soleil, il arriva devant une grille gothique s'ouvrant sur un petit parc clair semé d'ormoie, de charmille et de chênaie. De chaque côté de la grille, on voyait une petite poterne à demi ensevelie sous le lierre et les herbes grimpantes, qui offrait, dans une niche encadrée d'ornemens grossiers, des débris de sculpture gothique. A travers les arbres du parc, on voyait se dessiner sur la verdure déjà jaunissante une des façades du château. Bien loin d'être un désert, ce château semblait le théâtre de la joie et du bruit ; il y avait de belles dames penchées aux fenêtres ; les accens du violon se perdaient dans les rumeurs du soir. Notre poète vagabond ne pouvait en croire ni ses yeux ni ses oreilles. C'était un enchantement infini. Là-bas à cette grande fenêtre une belle dame qui souriait, ici sur ces arbres un rayon du soleil, le sourire du ciel et le sourire du monde ; là-bas de beaux oisifs grands seigneurs se délassant de la chasse sur le terroir de l'amour ; ici le rossignol qui chantait languissamment, sans oublier le pâtre par-ci, le laboureur par-là, la vieille chanson de la paysanne qui revient du bois, le cri joyeux des vendangeurs : quel doux concert et quel doux tableau ! — Ah ! mon Dieu ! s'écria Dufresny ; quelle école en plein vent ! A la bonne heure, c'est ici qu'il faut étudier. Si jamais je remets le pied au collège, je veux être pendu. En attendant, j'ai faim. — Et il se mit à songer tristement qu'il n'était sans doute pour rien dans cette fête du monde et de la nature, qu'un pauvre enfant comme lui n'avait pas encore pris sa place au soleil, enfin qu'il pourrait bien pour cette nuit prochaine se coucher sans souper. Et encore où se coucher, si ce n'est à la belle étoile ? La gaieté de Dufresny s'évanouit avec le dernier rayon du soleil ; il leva les yeux sur une vierge à demi renversée dans une niche des poternes, il tomba agenouillé et se mit à prier avec dévotion la sainte mère de Dieu.

Il fut surpris dans sa prière par la voix de deux amoureux du château qui se promenaient tendrement dans la solitude un peu obscurcie du petit parc. Il tourna la tête comme par distraction.
- Que fais-tu là, mon enfant ? lui demanda l'amoureux qui venait de l'entrevoir.
- Ma foi, monsieur, dit l'écolier sans trop bégayer, je prie Dieu qu'il me donne à souper ; et je suis bien sûr que Dieu a entendu ma prière, n'est-ce pas, madame ?
- Il est joli comme un amour avec ses cheveux bouclés, dit l'amoureuse. Il faut le recueillir au château. Voyons, monsieur de Nangis, ouvrez la grille, je vous aiderai.

Le marquis de Nangis obéit en souriant. A peine la grille fut-elle entr'ouverte, que Dufresny passa comme un moineau et se jeta aux pieds de la belle dame. On le conduisit au château, tout droit dans le salon, où les femmes folâtraient, où les hommes papillonnaient, où les vieux et les vieilles jouaient à l'hombre.
- Je vous amène un enfant prodigue, ma tante, dit le marquis, un joli écolier qui veut faire son chemin tout seul.
- Et qui en attendant, ajouta la belle protectrice de Dufresny, fait l'école buissonnièrce et bat la campagne.
- D'où vient-il donc, cet aimable vagabond ? demanda la maîtresse du château, la vieille Mme de La Roche-Aymon.
- Je viens de Paris, répondit Dufresny en s'avançant timidement. — Où vas-tu? — Je ne sais pas. Le roi est mon cousin.
- En vérité, dit le marquis en éclatant de rire.
- Oui, reprit Dufresny ; bien mieux, on dit que nous nous ressemblons un peu. On pourrait se ressembler de plus loin, car je descends de Henri IV par la grâce de Dieu et de ma grand'mère la belle jardinière d'Anet.
- Ah ça ! ce drôle se moque de nous.
- Il a bien de l'esprit ; c'est un joli aventurier.
- Il faut faire sa fortune.
- Je le présenterai à la cour ; le roi verra d'un bon œil ce nouveau prince du sang.
- A la cour ! s'écria Dufresny. J'en connais bien le chemin, mais ce n'est pas là un pays amusant ; mon grand-père y est mort d'ennui.
- Son grand-père à la cour ! Que diable allait-il faire là ?
- Comme tant d'autres : pas grand'chose de bon, j'imagine. A propos, je me souviens qu'une âme charitable a parlé de faire ma fortune. C'est bel et bon ; mais si j'avais à souper...
- J'espère, prince d'Anet, de la bêche et du rateau, que vous daignerez souper avec le marquis de Nangis, le comte d'Hérouard, le chevalier Duchaffaud...
- Je le veux bien ; mais je n'ai guère le temps d'attendre. Tout le monde fut charmé de cet air sans façon de Dufresny.
- En vérité, disait l'un, il a bien les allures d'un franc gentilhomme.
- Par ma foi ! disait l'autre, il tranche à merveille du grand seigneur.

On servit le souper ; Dufresny fut admis au bout de la table, entre un pédant de province et un jeune abbé sans abbaye. Quoique si mal placé, il eut des saillies sans nombre, il fut le vrai roi du souper ; c'était à qui lui parlerait et lui promettrait monts et merveilles. Il fut surtout sensible au gibier, à la volaille, aux croquignoles, au vin liquoreux ; en un mot, à toutes les agaceries de la table. Après souper, sa fortune changea de face tout d'un coup : il y avait au château plus de monde que de coutume ; il ne restait pas un seul grabat pour son altesse royale monseigneur Dufresny. Une fille de chambre, qui s'intéressait à lui, le conduisit dans un grenier à foin, regrettant bien tout bas de ne pouvoir mieux faire pour un si joli garçon. Il oublia ses titres à la couronne de France, et s'endormit comme un bienheureux. Le lendemain, il se leva avec le soleil ; il descendit de ses appartemens et se promena dans le parc avec une grande nonchalance. Le marquis de Nangis, qui allait partir pour la chasse, vint à passer auprès de lui.

- Monseigneur, dit notre poète, votre parc n'a pas le sens commun, ou plutôt votre parc est trop raisonnable. Tous ces sentiers tracés au cordeau sont ennuyeux à périr, tous ces bosquets taillés et retaillés font pitié à voir ; tout cela est tiré à quatre épingles, comme une vertu de province. J'en suis fâché pour votre bon goût. Croyez-moi, c'est le génie des jardins qui m'inspire. D'ailleurs, bon chien chasse de race ; mes aïeux maternels étaient les meilleurs jardiniers de France et de Navarre. Eh bien ! si vous m'en croyez, vous jetterez un beau pêle-mêle dans votre jardin et dans votre parc ; vous creuserez un étang ici sous vos pieds, vous abattrez une charmille là-bas ; j'aime bien ces rochers que vous prenez tant de soucis pour enterrer, ce pan de mur en ruines que votre imbécile de jardinier va sans doute relever et badigeonner. En un mot, monseigneur, la nature sait bien ce qu'elle fait, elle a des caprices charmans, des fantaisies agréables : laissez un peu faire la nature.

Je le dis tout de suite pour ne le pas oublier : les jardins anglais nous viennent de Dufresny, et non des Anglais. En architecture et en jardinage, c'était un maître excellent. Au XVIIIe siècle, rien n'était plus commun que d'entendre dire d'un jardin pittoresque et d'une jolie habitation : C'est une campagne à la Dufresny. Aux alentours de Paris, les plus aimables solitudes avaient été construites ou embellies sur ses conseils. Il n'a tenu à rien que Versailles ne devînt un jardin capricieux ; Louis XIV avait demandé des dessins à Dufresny ; notre poète avait imaginé des jardins magnifiques, où tous les promeneurs se fussent égarés. Les Chinois et les Anglais n'ont rien trouvé de si grandiose et de si ingénieux. Le roi, craignant de jeter trop d'argent dans l'œuvre de Dufresny, mit de côté les dessins, sans oublier l'auteur, qui fut alors nommé contrôleur des jardins. Mais n'allons pas si vite.

Voilà donc Dufresny accueilli au château comme un enfant gâté ; le voilà sans souci de l'avenir comme du passé, s'abandonnant à la liberté verdoyante de la jeunesse, jouant avec les chiens comme avec les chasseurs, avec les marmitons du château comme avec les belles dames, donnant à peine un regret à sa pauvre grand'mère qui priait Dieu pour lui, elle qui n'avait jamais prié Dieu pour elle-même. Mais, comme disait Dufresny, la meilleure bouteille est bientôt vide. La belle compagnie que l'automne, que la chasse et les vendanges avaient réunie au château, fut bientôt sur le point de se disperser dans les plus beaux hôtels de Paris. Que deviendrait le pauvre poète vagabond qui n'avait pas d'hôtel ? Le marquis de Nangis le prit en pitié, il le conduisit tout droit à la cour, il demanda une audience au jeune roi.
- Sire, vous voyez à vos pieds un illustre rejeton de la belle jardinière d'Anet.
- Je comprends, dit Louis XIV ; si notre seigneur Jésus-Christ nous a laissé des frères sans nombre, notre aïeul Henri IV nous a laissé beaucoup de petits-cousins. Celui-ci m'a l'air gentil et enjoué ; qu'il soit le bien-venu ; sait-il quelque chose ?
- Comment, sire, c'est un enfant de génie ; il chante comme un rossignol, il écrit comme un tabellion, il a les meilleures idées sur les jardins, sans parler du grec et du latin où il a mordu à belles dents. Mais cela ne me regarde plus.
- S'il chante si bien, dit le roi, je le nomme valet de ma garde-robe, il m'amusera mieux que que ce vieil imbécile de Desnoyers qui ne sait plus que déchanter.
- Il aura toute la gentillesse d'une dame d'atours, dit le marquis.

Jusque-là Dufresny s'était tenu un peu à l'écart ; Louis XIV lui fit signe d'avancer devant son fauteuil.
- Ton nom ? lui demanda-t-il.
- Charles Rivière, disent les uns ; Charles Dufresny, disent les autres ; moi, pour accommoder les uns et les autres, je me nomme, s'il plaît à votre majesté, Rivière ou Dufresny, selon qu'il pleut ou que le soleil luit.
- Quel est le nom de ta famille ?
- L'un ou l'autre, sire, mais qu'importe ! Qui oserait en ce monde dire avec assurance : Je suis d'où je viens, je sais où je vais. Il y a long-temps que la vanité des hommes travaille en généalogie ; c'est une espèce de perspective dont la beauté consiste à voir une longue suite d'objets. Ils sont plus faiblement colorés et moins nettement dessinés à mesure qu'ils s'éloignent. Le point de vue est presque toujours embrouillé et laisse imaginer dans le lointain des objets qu'on ne découvre pas. Ceux qui veulent faire voir dans leur race plus loin que le point de vue croient apercevoir dans les brouillards des ancêtres bien formés et bien dessinés, mais on ne les y voit que comme on voit dans les nues des hommes, des chevaux, des spectres.
- A merveille, dit Louis XIV ; voilà une belle leçon de blason qui désolerait bien des gens qui m'obsèdent de leurs vains titres.
- Ainsi, poursuivit Dufresny, il ne tiendrait qu'à moi de voir dans le brouillard des figures brillantes, mais ce n'est pas la peine en vérité. Ce qu'il y a de plus sûr, c'est que je descends en droite ligne du bon Dieu ; j'ai cela de commun avec beaucoup d'autres qui chercheront mieux si cela les amuse.

Louis XIV se mordit un peu les lèvres ; il avait de bonne foi mis pour un instant l'orgueil et la majesté de côté, mais ces deux perles de la couronne, comme disait Benserade, reparurent tout d'un coup malgré lui. En effet, comment ne pas s'irriter à ces paroles audacieuses d'un pauvre poète de seize ans quand on s'appelle Louis XIV ? Quand on est roi de France par la grace de Dieu, comment laisser passer sans colère cette vérité hardie qui devait un siècle plus tard illuminer l'autel de la patrie. Louis XIV n'éclata point, il se contenta d'une petite remontrance, après quoi il installa le jeune homme dans son palais.
- Voilà mon affaire, dit Dufresny, du soleil, un jardin, de beaux habits, de bons soupers, et par-dessus le marché rien à faire ! Dieu soit loué et vive le roi. Jamais on n'a crié vive le roi d'aussi bon cœur.

Ce train de vie dura trois ans. Notre charmant poète s'épanouissait comme une rose ; ce n'étaient que brises matinales, rosées odorantes, rayons amoureux. Le roi, ce n'était pas Louis XIV, c'était Dufresny. Mais, la guerre venant à éclater, il fallut aller à la guerre. Louis XIV était si bien accoutumé à voir à toute heure et à chaque pas la jolie figure enjouée de Dufresny, qu'il lui ordonna de partir à sa suite pour les guerres de Flandre. Cette campagne ne fut qu'un beau voyage. Pour la première fois, le roi de France avait entraîné sur ses pas toutes les fêtes de son palais ; de plus la victoire était de la partie. — Décidément, disait Dufresny après la prise de Tournai, le métier de roi n'est pas si mauvais. — Le surlendemain, après la prise d'Armentières, il s'écria : Au train dont nous y allons, en vérité, les Lapons doivent trembler dans leurs neiges. — Les courtisans ne voyaient pas sans dépit le laisser-aller de Dufresny, mais ils n'osaient se plaindre en songeant que c'était un enfant de bonne famille.

Au siège de Lille, Dufresny suivit le roi à la tranchée ; lui-même lui avait mis le pot en tête et la cuirasse au dos, disant gaiement : Je ne suis pas pour rien le valet de garde-robe de Votre majesté. — Après la prise de Lille il y eut un splendide souper où il ne manqua rien... si ce n'est un poète et un chanteur, dit le roi, à moins que Dufresny ne compte pour l'un ou pour l'autre. — On fit venir Dufresny au dessert, on lui ordonna de chanter une chanson de circonstance, ce qui voulait dire quelque hymne de victoire. En garçon d'esprit, Dufresny entendit mieux la circonstance. Il s'agissait bien alors en effet de la prise de Lille ! Il y avait déjà depuis cette action trop de bouteilles vidées et trop de regards noyés. Dufresny s'inclina gracieusement vers le roi et chanta sa jolie chanson des vendanges sur un air de sa façon.

LA CHANSON DES VENDANGES.

Dans la vigne à Claudine
Les vendangeurs y vont ;
On voit bien à la mine
Ceux qui vendangeront.
Aux vendangeurs qui brillent,
On y donne le pas ;
Les autres y grapillent,
Mais n'y vendangent pas.
Aux vignes de Cythère,
Parmi les raisins doux,
Est mainte grappe amère ;
N'en cueillez pas pour vous.
Ce choix pour une fille
Est un grand embarras ;
Le plus sage grapille,
Mais ne vendange pas.

Il y eut des applaudissemens pour la chanson, la musique et le chanteur. Plus d'un jeune seigneur, plus d'un héros de la veille envia le doux et facile succès de Dufresny ; car, à la tranchée, il n'y avait que le roi pour applaudir à l'héroïsme ; mais, au souper, il y avait, outre le roi, de jolies femmes qui accordaient au poète leur plus doux regard :
- Quel est donc ce beau garçon ? demanda une de ces dames à Vauban.
- C'est le fou du roi, répondit le grave soldat.
Louis XIV, ayant entendu cette réponse, daigna se tourner vers Dufresny :
- Vauban l'a dit ; souviens-t'en toujours, Charlot, tu es le fou du roi. Un fou, ce n'est pas trop pour tant de sages. — Tout le monde s'inclina, hormis Turenne qui, dans son imagination, faisait déjà la conquête de la Flandre.

Le roi revint à Paris, où l'attendaient des fêtes et des bénédictions, des guirlandes de vers et de fleurs. La cour passa l'hiver à Saint-Germain, dans des plaisirs sans cesse renaissans. Un soir, à l'heure du spectacle, le roi, un peu fatigué de la musique, de la danse, des comédiens et des maîtresses, demanda où était Dufresny. On chercha partout en vain notre poète ; enfin le roi lui-même le découvrit sur le théâtre, jouant le mieux du monde un coquin de valet dans une comédie de Molière, je ne sais pas laquelle, peut-être l'Étourdi. Dufresny retourna à la guerre à la fin de mars ; il assista à la conquête de la Hollande, il passa le Rhin à la suite du roi, sans se mouiller les pieds ; enfin, il mena la vie errante d'un soldat, n'ayant d'autres armes que sa gaieté et son esprit. Tout poète qu'il était, il regardait fort bien le danger en face. Au passage du Rhin, ou plutôt après le passage, il reçut une petite égratignure à la main, grace à la bravacherie du jeune de Longueville.

Quand Boileau vint présenter au roi le Passage du Rhin, Dufresny se trouvait dans la salle d'audience. Quand Boileau fut parti, il lut lui-même ce beau mensonge poétique :
- Je n'en reviens pas, disait-il en s'interrompant à chaque vers ; M. Despréaux s'imagine donc que nous avons passé l'enfer, ou plutôt le Styx ?
- Allez, allez, lui dit le roi avec un peu de dépit ; il n'y a que les poètes qui sachent bien écrire l'histoire des rois.

Il avait trente ans, il se maria. On ne sait presque rien de sa première femme ; c'était, suivant Voisenon, une bourgeoise assez riche qui avait séduit notre poète par un grand jardin au faubourg Saint-Antoine. Grace au mariage donc, il allait cultiver un jardin à son gré.
- Eh bien ! lui dit le roi un mois après les noces, que dis-tu du mariage, mon pauvre Charlot ?
- Hélas ! sire, le pays du mariage a cela de particulier que les étrangers ont envie de l'habiter, tandis que les habitans naturels en voudraient être exilés ; ou plutôt, c'est une communauté où il n'y a plus rien de bon en commun au bout de huit jours.
- Ce qui ne sera pas commun dans ta maison, ce sera l'argent ; je t'ai donné ces années passées plus de deux cent mille écus ; en vérité, tu jettes l'argent par les fenêtres.
- Il en coûte cher, sire, pour vivre à la cour.
- Coquin ! je voudrais bien savoir ce que tu paies ici, pour ta table et ton logement ?
- Hélas ! sire, il m'arrive si souvent de découcher et de souper ailleurs.
- Ah ! voilà donc le secret ! Ainsi, tu demeures au palais quand tu n'as rien de plus amusant à faire dans Paris ; tu n'es qu'un ingrat.
- Je le sais bien, sire ; aussi, je supplie votre majesté de vouloir bien me mettre à la porte; il est très beau d'habiter un palais ; mais à la longue !... Un poète doit borner un peu son horizon ; d'ailleurs, grace à ma femme, je ne suis plus tous les jours en belle humeur.
- Mais qui est-ce qui me fera rire de bon cœur ? interrompit Louis d'un air pensif.
- Cette réflexion, sire, me rappelle un joli conte arabe que je vais vous dire, si vous le permettez.
- Voyons, répondit le roi, je t'écoute ; mais hâte-toi, car on m'attend. .
- Ce conte s'appelle les Corneilles ; le voici en quelques mots : « Le calife Arrhoun avait deux médecins, un pour son corps, l'autre pour son esprit ; c'était un esprit malade de mélancolie ; aussi le second médecin était un philosophe ingénieux, qui dépensait son temps à faire fleurir la gaieté autour du calife. Un jour qu'ils se promenaient ensemble dans les jardins du palais, le calife s'écria : O  Arrhoun ! Arrhoun ! tu attristes tes amis par ta mélancolie, comme cet arbre touffu attriste, en les ombrageant, les arbres d'alentour. — Et, se tournant vers le philosophe : Je te promets une bague pour chaque fois que tu me feras rire. — Aussitôt le philosophe se met à raconter de comiques et burlesques histoires de veuve, mais il racontait en vain. Déjà il désespérait de lui comme du calife, quand une nuée de corneilles vint se poser sur le grand arbre touffu. — Hier, reprit le philosophe, ces corneilles firent beaucoup de peine à un poète distrait qui, voyant cette nuée de tristes oiseaux noircir les fleurs et les fruits d'un si bel arbre, s'irrita au point qu'il oublia que cette tige est grosse comme une tour, et que, dans son premier mouvement, il voulut secouer cet arbre centenaire comme un arbrisseau. Le récit que je vous en fais n'est pas risible, mais, en voyant la chose en original, je ne pus jamais m'empêcher de rire. — Si je l'avais vu, je crois que j'aurais ri comme toi, dit le calife. — Eh bien ! reprit le philosophe d'un air triomphant ; vous deviez donc rire en me voyant en colère vouloir, par des secousses de plaisanteries, chasser de votre tête les noires corneilles, c'est-à-dire les soucis et les chagrins. — Tu as gagné la bague, la voilà ! s'écria le calife. »
- Et moi, sire, dit Dufresny après un silence, ai-je gagné la porte ?
- Oui, répondit tristement le roi, va-t'en ; mais quand tu n'auras plus d'argent, souviens-toi de moi ; j'espère par-là te voir encore assez souvent. Adieu, ingrat, je t'aime malgré tes vices. Ils ont beau dire, tu es un charmant poète ; les autres ne sont que des pédants, hormis Molière, pourtant, qui te vaut presque. Adieu, mon brave Charlot, je regrette bien de n'avoir rien à te donner aujourd'hui, car tu m'as appris un bien joli conte ; l'arbre touffu où se reposent les noires corneilles, c'est le roi, hélas ! Voyons, que puis-je te donner ?
- Ah ! sire, n'est-ce point assez pour aujourd'hui de me donner la clé des champs ?
Là-dessus, Dufresny s'inclina, baisa la main du roi et sortit sans détour. Cette philosophie d'un poète qui, pour la liberté, fuyait de si bon cœur la soie et l'or, les joies et les fêtes de la plus belle cour du monde, fit réfléchir Louis XIV. Je suis bien sûr qu'il envia un peu ce pauvre diable qui n'avait pas sur le front une éternelle couronne de soucis et de chagrins. Une fois installé dans la maison de sa femme, Dufresny se dépêcha de se ruiner par ses prodigalités de grand seigneur. Il ne perdit pas grand temps à cette œuvre. Il débuta avec les maçons et les jardiniers ; il fit bâtir la plus jolie maison du monde, il réalisa les jardins enchanteurs de ses rêves ; après quoi il donna des soupers splendides où le monde à la mode était convié, mais surtout le monde du théâtre. Visé rapporte qu'il rencontra un soir plus de cinquante comédiennes aux soupers de Dufresny. Sa femme, qui n'entendait rien à toutes ces prodigalités, voulut en vain retenir son argent à deux mains ; elle se vengea du moins des folies de Dufresny, comme se vengent les femmes, avec un écolier en droit. Elle n'était pas belle, le galant était beau, et, selon Voisenon, c'est de Dufresny que nous vient ce joli mot : Vous n'y étiez pas obligé, monsieur. A propos de cette aventure, Dufresny chantait :

En tapinois quand les nuits sont brunes,
Au jardin ma femme va sans moi ;
Sans doute elle y va pour cueillir des prunes,
Elle-même le dit, et moi je le croi.

Elle mourut on ne sait comment ni pourquoi. Le chagrin du pauvre mari s'exhale lugubrement dans cet hymne élégiaque :

Bim, bam, bon,
Quand j'entends sonner sur ce ton,
Je me souviens toujours qu'hier ma femme est morte.
Le temps n'affaiblit point une douleur si forte,
Elle redouble à ce lugubre son,
Bim , bam , bon.
La pauvre femme, elle est en terre ;
Je l'aimais tant ! buvons pour elle en carillon.

Dufresny chantait à tout bout de champ, sur tous les airs, de toutes les façons. Il improvisait à la fois les paroles et la musique, tantôt sur le tabac, tantôt sur le café, quelquefois sur l'amour, souvent sur le vin ; mais il oubliait d'écrire les paroles, il ne savait pas écrire la musique, et, de toutes ses chansons, il n'est venu jusqu'à nous qu'un couplet par-ci, un air par-là, recueilli au hasard. Il a été le meilleur poète chansonnier du XVIIIe siècle ; il y a dans son allure et dans sa philosophie un pressentiment de Désaugiers et de Déranger ; il y a en outre, comme dans la Chanson des Vendanges et les Cloches, une naïveté toute gauloise, une gaieté toute rabelaisienne, que nos deux chansonniers modernes n'ont pu retrouver tont-à-fait. A la mort de sa femme, un notaire vint pour l'inventaire. — Vous n'avez rien à faire ici, lui dit Dufresny. — Mais, monsieur, à la dissolution de la communauté de biens qui... — Dites la communauté de mal ; cela ne produit rien de bon, si ce n'est des dettes ; ce n'est pas la peine d'inventorier mes dettes. — Mais, monsieur, vos deux enfans ? — Cela regarde le bon Dieu. Leur grand'mère, qui n'a rien à faire, m'a promis de les élever auprès d'elle. Elle est riche en diable, ainsi n'en parlons plus. — Mais enfin, monsieur, la justice a ses droits, un petit inventaire... Dufresny prit son chapeau, s'enfuit au plus vite, et ne reparut jamais en cette maison.

Ce même jour il alla à Saint-Germain, et parvint à voir le roi. — Eh bien ! Dufresny, où en sont tes jardins ? — Ah! sire, les chemins n'en sont pas toujours semés de roses ; j'ai mangé mon blé en herbe. Ma femme est morte, j'ai abandonné ma maison au notaire, je n'ai plus rien, pas même ma gaieté. Mais ce qui m'attriste surtout, c'est que tout-à-l'heure, à la porte du château, j'ai rudoyé un pauvre qui me demandait l'aumône. — Voyons un peu, dit Louis XIV, tu as dû lui dire quelque chose de drôle. — Dufresny mit sa main sur son front, en homme qui cherche à se souvenir. — Le pauvre diable, reprit-il, me disait en me poursuivant : Pauvreté n'est pas vice. C'est bien pis, lui ai-je répondu. — Je compâtis toujours à ta misère, vieil enfant prodigue, dit le roi tristement ; voyons, parle. — Je ne demande à votre majesté qu'un petit coin de terre à la lisière du parc de Vincennes ; il y a de quoi en faire un magnifique jardin à ma façon. — Un jardin ! tu es fou. Est-ce pour y promener ta pauvreté ? — Avec un jardin je ne serai jamais pauvre ; c'est mon trône, sire, c'est là que je trouve du pampre vert ou des roses pour ma couronne. — Ta volonté soit faite, dit le roi ; reviens après-demain, nous aurons signé.

  Dufresny s'alla coucher le soir où il plut à Dieu. Le lendemain, il se présenta chez Regnard, qui avait été de ses soupers. Regnard songeait à réparer les brèches de sa fortune par le théâtre ; il confia son dessein à Dufresny, qui y mordit à belles dents. Mais, le surlendemain, notre poète ayant reçu de Louis XIV une bourse de cent louis, le don d'un demi-arpent à la lisière du bois de Vincennes, le privilège d'une manufacture de glaces, il abandonna le théâtre jusqu'à nouvel ordre de sa bonne et mauvaise fortune. Comme on était encore dans la belle saison, il se hâta de semer ses cent louis dans son jardin. Pour de si belles semailles, il récolta à peine quelques bouffées odorantes. L'hiver venu, il fut bien près de retourner à Regnard.

Le privilège de la nouvelle manufacture de glaces n'était rien moins qu'une fortune viagère, mais cette fortune était lente à venir, car les premières dépenses dépassaient les revenus. Dufresny s'en alla trouver les entrepreneurs, leur parla de son dégoût pour les affaires, et leur offrit son privilège pour 12.000 livres, c'est-à-dire moyennant de quoi passer l'hiver selon sa coutume. Le privilège valait 100.000 livres ; aussi les entrepreneurs s'empressèrent d'offrir 6.000 livres à Dufresny. Pour un poète qui vit au jour le jour comme l'insouciante cigale, un peu d'argent comptant, c'est la fortune : notre poète signa la rétrocession du privilège. Il rencontra Regnard le même jour. — Eh bien ! lui dit le voyageur, je ne vous ai pas revu ; d'où venez-vous donc ? Tout Paris vous appelle. — J'ai habité mon jardin durant toute la belle saison, en compagnie de mes roses et de mes marjolaines, de mes groseilles et de mes raisins. — Et nos comédies ? — Je n'y ai plus pensé, mais j'ai imaginé des belvédères de verdure qui sont de petits paradis terrestres. — Grace à Dieu, voilà l'hiver qui revient avec sa perruque à frimas, les jardins ne sont plus de saison, vous allez, bon gré mal gré, faire des comédies avec moi pour le Théâtre-Italien. — Comme il vous plaira. Je vais de ce pas payer un coquin qui m'a logé tant bien que mal cet été à Vincennes, après quoi je reviens mettre mon esprit à vos ordres. — Vous payez donc vos dettes ? — Les petites seulement ; pour les grandes, je me contente d'en payer l'intérêt aux pauvres. — Voilà de la charité bien entendue.

Le soir même, Dufresny vint habiter un hôtel garni dans le voisinage de Regnard. C'étaient deux gais philosophes acceptant avec amour comme a si bien dit Jules Janin les belles heures tombées du sein de Dieu, sans souci du passé comme de l'avenir, étreignant le présent de toutes leurs forces, saisissant avec ardeur toutes les joies de la journée : le rayon de soleil, la maîtresse qui vient sans façon, la bouteille ensablée, la gaieté des amis, la chanson du souper ; pour les gens de bonne volonté, comme Regnard et Dufresny, il y a mille joies en un jour. Nos deux philosophes avaient bien étudié le monde, l'un dans les voyages aventureux, l'autre à la cour ; ils savaient à fond toutes les faiblesses du cœur, tous les ridicules de l'esprit. Regnard, plus battu par l'adversité, avait la pensée plus hardie ; Dufresny, plus ébloui par les splendeurs de la vie, avait plus de feu dans l'esprit ; le premier dessinait à grands traits comme un cadet de Molière ; le second ajoutait au dessin mille fantaisies brillantes. « Regnard est un laboureur, moi je ne suis qu'un jardinier. » disait Dufresny. C'était là une image aussi vraie qu'ingénieuse. Il débuta avec Regnard par les Chinois et la Baguette de Vulcain. Après déjeuner, Regnard prenait la plume et traçait le sillon ; Dufresny n'était là que pour ses saillies bouffonnes. Chaque saillie lui rapportait à peu près une pistole. Il était mieux payé par Louis XIV, mais Louis XIV n'entendait pas toujours la saillie. Ces deux comédies furent bientôt jouées par les bouffons italiens avec un succès d'éclats de rire. Nos deux poètes firent ensuite, toujours après déjeuner et de la même façon, la Foire de Saint-Germain et les Momies d'Egypte. Regnard avait fini par payer Dufresny au comptant, donnant donnant, comme on dit dans le commerce. Cette façon de payer aiguisait l'esprit de Dufresny : de nos jours, on compte des Dufresny par douzaines, moins l'esprit.

A la fin, notre poète, voyant Regnard s'enrichir, tandis que lui-même épuisait ses ressources, retourna à ses jardins. Les hirondelles étaient revenues ; encore une fois il cultiva ses roses bien aimées sans s'inquiéter de la moisson. Cette saison-là, son jardin de Vincennes fut un petit chef-d'œuvre de l'art et de la nature ; mais, un beau soir qu'il s'enivrait tout seul dans le parfum de la verdure, il s'avisa de penser qu'il n'avait plus de quoi souper ; à l'instant, une pierre de la grande muraille en ruines du parc tomba à ses pieds : — Voyez, dit-il , cette pierre tombant de l'autre côté eût écrasé un passant. — Et, dans son zèle pour l'humanité, il appelle un manœuvre et lui ordonne d'abattre sans délai trois ou quatre pans de murs en ruines. En moins de quelques jours, il vendit vingt charretées de belles pierres à ses voisins. Si on l'eût laissé faire, il eût abattu tous les murs du parc, mais le gouverneur enfin averti le pria de ne pas donner suite à son zèle pour l'humanité.

J'avais oublié de vous dire que Dufresny avait, parmi ses mauvaises passions, la passion du jeu. Il trouva dans son esprit un beau matin, sans y penser, une comédie charmante qui s'était faite toute seule, grace au souvenir de quelques scènes où il avait été acteur. Quoiqu'il en voulût à Regnard, il alla dans sa première ardeur lui raconter sa comédie scène par scène et mot à mot. Regnard fit semblant de ne pas comprendre, il pria son ancien ami d'écrire la pièce et de lui en confier le manuscrit ; Dufresny suivit ce conseil. Regnard promit d'indiquer les défauts, mais il avait bien autre chose à faire, disait-il. Et six mois durant il promena Dufresny dans l'attente, répondant aux plaintes du pauvre poète par un bon déjeuner. Enfin Regnard rend le manuscrit enjolivé d'un grand nombre de croix.— Vous prenez donc ma comédie pour un cimetière ? dit Dufresny. — Pas le moins du monde, répond Regnard ; j'ai simplement indiqué les mauvais passages. — Dufresny se remet au travail ; cette fois il se passionne pour son œuvre ; mais, hélas ! l'heure fatale a sonné, la bonne étoile a pali. Il a beau faire : la fortune est volage ; il a fatigué long-temps la fortune, elle a fui pour toujours, ne laissant sur ses traces qu'une poussière amère ; c'est en vain qu'il la poursuivra de ses cris et de ses larmes, le malheur seul lui répondra ; c'est en vain qu'il tendra vers elle avec repentir sa main défaillante, une main sèche et glaciale viendra s'appuyer sur sa main, la main de la misère.  

Il présenta le Chevalier joueur à la Comédie-Française ; sa pièce fut le jour même mise à l'étude. La nuit, le poète n'en dormit pas, les plus brillantes espérances flottaient sur son pauvre lit d'hôtel garni  : il voyait déjà, non pas comme tant d'autres, s'élever des châteaux en Espagne ; il voyait refleurir tous ses jardins. Les jardins étaient désormais les oasis de sa vie. Mais, quelques semaines après, toutes ses roses s'effeuillèrent. Vers huit heures du soir, en passant devant la Comédie-Française, il rencontre Gacon qui lui demande s'il vient voir le Joueur de Regnard. — Le Joueur de Regnard ! s'écrie Dufresny. — Oui , reprend Gacon ; on le joue à l'instant. — Un trait de lumière traverse l'imagination de Dufresny, il entre au théâtre tout indigné, il assiste avec la fièvre au plus lamentable des spectacles, il voit représenter le Joueur qu'il a créé, tout le monde applaudit, on salue le nom de l'auteur avec enthousiasme, et ce nom c'est celui de Regnard. — Après tout , dit le pauvre Dufresny quand sa colère fut un peu apaisée, les idées sont à tout le monde ; Regnard a fait comme Molière, qui prenait son bien où il le trouvait : j'avais écrit ma pièce au courant de la plume, il a mis ma prose en vers ; avec un peu du sien il a fait un chef-d'œuvre.

Cette aventure fit grand scandale ; Dufresny accusa tout haut Regnard ; les comédiens, pour tenir en suspens la curiosité parisienne, avertirent qu'ils joueraient bientôt le Joueur de Dufresny. Ils jouèrent cette comédie au bout de deux mois ; Regnard y est accusé de larcin dans le prologue, ce qui n'empêcha pas la pièce de tomber. Voyant cela, les spectateurs donnèrent raison à Regnard, qui, pour accabler le malheureux Dufresny, refit une préface où son ancien ami n'est plus qu'un plagiaire sans feu ni lieu. Parmi les mille épigrammes lancées contre les deux poètes, on remarqua surtout celles de Gacon. L'une dit que Regnard et Dufresny trouvèrent ensemble l'idée du Joueur, qu'ainsi :

Chacun vola son compagnon,
Mais que Regnard eut l'avantage
D'avoir été le bon larron.

L'autre, plus mauvaise encore, dit que Regnard et Dufresny, tous deux joueurs, mais l'un riche et l'autre gueux, ont voulu peindre leur caractère :

Or, en voyant leurs comédies,
Chacun trouva que les copies
Ressemblaient aux originaux.

De prime-abord, Dufresny fut le plus accusé, mais peu à peu sa véracité fut reconnue par tous les hommes de bonne foi. « Il faut en croire Dufresny, dit un critique de notre siècle, Dufresny plagiaire n'eût pas osé produire sa comédie sur le même théâtre où les applaudissemens de celle de Regnard retentissaient encore, sa comédie escortée de mille préventions fâcheuses, et privée de ce brillant prestige de la versification dont sa rivale était si embellie ; mais Dufresny, véritable père du Joueur, amoureux de la forme que sa pièce avait reçue de ses mains en naissant, courroucé contre son infidèle ami, se fiant plus à son bon droit qu'il ne convient dans une cause où c'est le plaisir qui juge, Dufresny a dû agir ainsi qu'il a fait, c'est-à-dire avec toute l'imprudence et tout le malheur de la bonne foi. » La meilleure raison en faveur de Dufresny, c'est que Regnard lui avait acheté, pour cent écus, la jolie comédie Attendez-moi sous l'orme. Mais ici c'était un marché fait, Dufresny ne réclama pas plus que s'il eût vendu un vieil habit.

II reprit clopin-clopant le chemin de la Comédie-Italienne ; il s'associa à Biancoletti, le fils du fameux Dominique. Ils firent ensemble les Contes de ma mère l'Oie, bouffonnerie qui donna du pain, rien de plus, à notre pauvre poète. Louis XIV avait fini par s'indigner de la façon de vivre de Dufresny ; il ne répondait plus que de loin en loin à ses suppliques, disant à qui voulait l'entendre : « Je ne suis pas assez puissant pour enrichir Dufresny. » Ainsi abandonné du roi, sans famille et sans asile, c'était grand' pitié de le voir traîner sa gaieté dans le plus lamentable équipage. Où étaient les fines dentelles de sa jabotière, son gilet de satin, les boucles d'or de ses souliers, les plumes de son feutre ? Qu'était devenu enfin tout cet attirail d'un homme à la mode, qui avait semé plus d'un million ? Il n'était pas vieux encore, mais déjà, malgré sa coquetterie native, il lui fallait se résigner à l'accoutrement piteux de ces pauvres vieillards insensés, qui cherchent la science dans les bibliothèques. Il fut bientôt si rapé et si déchiqueté, qu'un jour au grand soleil, s'étant présenté au Louvre pour voir le roi, il fut repoussé par la garde.

Ce fut vers ce temps-là sans doute que, voyant le roi passer en carrosse et saluer la foule, il jeta son feutre sous les pieds des chevaux et tendit les bras en désespéré. Les chevaux s'arrêtèrent ; mais quel coup de mauvaise fortune ! Le roi n'avait vu qu'un mendiant en Dufresny : Louis XIV venait de jeter un écu de six livres par la portière. Le pauvre poète s'enfuit à toutes jambes, comme pour échapper à sa honte ; il s'en alla on ne sait où pleurer de colère et de douleur. A coup sûr, si le suicide eût été à l'ordre du jour, Dufresny se fût pendu ; car comment rester en si mauvais chemin, où la vie n'a plus que des pierres à semer sous vos pieds, quand on peut ouvrir si soudainement la porte de l'autre monde ? Mais dans ce temps-là on se laissait vivre tant qu'il plaisait à Dieu, on traversait en bon chrétien tous les mauvais passages ; à défaut d'héroïsme dans la souffrance on y mettait un peu de cette bonne vieille philosophie toute française. Ainsi ne plaignez pas trop Dufresny. Certes il est à plaindre celui qui, ayant épuisé toutes les faveurs de la fortune, n'a plus à endosser que la livrée de la misère vers le déclin de sa jeunesse, alors que l'imagination n'est plus qu'un champ dépouillé, à peine animé ça et là par la chute d'une feuille, un cri sinistre d'oiseau qui s'enfuit, une bise mugissante, un rayon tremblant ; mais, je vous le dis, ne plaignez pas Dufresny ; il se réfugiera dans le passé, ou bien il s'amusera du présent comme d'une comédie à mille scènes diverses ; d'ailleurs la mauvaise fortune a beau faire, elle ne peut lui ravir son coin de jardin à Vincennes : revienne le printemps, et les rosés vont refleurir. Vous croyez peut-être que Dufresny va pleurer sur lui-même aussi longtemps qu'un élégiaque ? Détrompez-vous. Il a pleuré de bon cœur, mais, même en pleurant, il n'a pu s'empêcher de sourire. — Mon pauvre chapeau perdu ! voilà tout ce que j'ai gagné à cette équipée. J'aurais dû ramasser l'écu de six livres et dire à Louis XIV en me faisant reconnaître : Que voulez-vous que Dufresny fasse de cela ? Le roi eût repris son aumône, je n'aurais plus rien sur le cœur.

Il rentra à l'hôtel en songeant qu'une femme, la première venue, serait un trésor dans sa misère. Avec une femme il serait sûr d'avoir un gîte et du pain sans inquiétude ; il avait des jours d'ennui, une femme saurait le distraire. Une lettre de Biancoletti vint dissiper ce rêve bizarre ; Biancoletti lui demandait un peu d'esprit pour mettre le dernier mot à une pièce de sa façon. Il tailla sa plume et répondit à la lettre. ll n'avait pas écrit trois lignes qu'une femme entra dans sa chambre sans préambule. — Hélas! dit-il, autrefois on prenait la peine de faire antichambre ; voilà le désagrément de n'être plus grand seigneur, mais surtout de n'avoir plus d'antichambre. Cette femme, qui avait entendu cette réflexion de Dufresny, lui dit avec beaucoup de laisser-aller : J'ai traversé tout votre appartement sans rencontrer un seul valet, sans quoi on m'eût annoncée. Dufresny, ayant reconnu la voix de cette femme, se tourna vers elle avec un sourire assez gai.
- Ah! c'est vous, Angélique ; j'en suis bien aise, car j'attends mes manchettes avec impatience.
- C'est bel et bon, monsieur Dufresny, mais vous n'avez pas de manchettes au blanchissage depuis long-temps.
Cette femme était la blanchisseuse de Dufresny, une grande fille assez avenante et assez fraîche, fort coquettement attifée.
- Savez-vous, Angélique, reprit le poète en continuant sa lettre, que vous êtes une fort belle fille ? - C'est bel et bon, monsieur Dufresny ; mais aujourd'hui je ne me paie pas de cette monnaie-là. Vous me devez quatre-vingts livres depuis assez long-temps, sans faire des comptes d'apothicaire ; je vous prie de penser à moi, car je vais me marier...
- Comment ! vous allez vous marier ! s'écria Dufresny en se levant tout d'un coup.
- Pourquoi donc pas, s'il vous plaît ? Est-ce que nous ne sommes pas en âge ?
Dufresny était devenu pensif.
- Et avec qui et avec quoi ?
- Avec un valet de chambre du duc d'Harcourt et avec douze cents livres qui me viennent de ma famille.
- Diable ! le malotru n'est pas à plaindre ; un beau mariage, ma foi ! Est-ce qu'il y a déjà quelque chose de fait ?
- Pour qui me prenez-vous, monsieur Dufresny !
- Pour une belle fille qui ne demande qu'à être une belle femme.
- Cela est bel et bon, monsieur Dufresny ; mais, avec tous vos beaux mots, vous me faites perdre du temps. Voyons, un peu de bonne volonté : réglons notre petit compte.
- J'ai horreur des chiffres. Tenez, pour en finir, je vous épouse, et nous sommes quitte à quitte.
- Vous voulez rire ? Un gentilhomme... Si je vous prenais au mot ?
- C'est ce que je demande. Mais que va dire l'autre ?
- N'en parlons plus.
- Vous êtes bien sûre qu'il n'a pas pris d'à-comptes sur vos douze cents livres, ni sur vous-même ? - Il aurait été bien venu ! Il n'y a qu'avec vous qu'on donne des à-comptes.
- Eh bien ! embrassons-nous et allons déjeuner au prochain cabaret. La belle femme que je vais avoir ! Dites-moi, avez-vous un peu d'argent sur vous ?
- Savez-vous que vous me faites bien de l'honneur ? Un homme de votre rang et de votre esprit épouser une pauvre fille incapable de faire la duchesse !
- C'est vous qui allez être dupe ; regardez-y à deux fois, voyez où j'en suis venu avec tout mon esprit et mes quarante-cinq ans.
Dufresny montrait une semelle disjointe et un coude percé.
- Pauvre cher monsieur Dufresny !
Angélique l'embrassa en pleurant.
- Demain, reprit-elle avec une charmante naïveté, je vous ferai beau comme je vous ai vu il y a cinq ans. Mais, avant tout, il faudrait venir me demander en mariage à ma tante Durand : c'est pour la forme ; ce n'est pas loin, quai des Tournelles ; une bonne femme ! d'ailleurs c'est là que j'ai placé mon argent.
- Allons-y tout de suite, il ne faut rien remettre au lendemain. Si vous voulez m'en croire, nous irons ensuite faire une petite prière à l'église Notre-Dame, et tout sera dit.
- C'est donc de cette façon-là que vous comptez m'épouser ? Dieu merci, cela ne fait plus mon affaire ; j'en passerai même par le contrat de mariage, mais ce sont bien des zig-zags superflus. Est-ce que vous croyez que M. le curé a besoin de passer par-là ? Enfin, la volonté de Dieu soit faite, et la vôtre aussi.

A trois semaines de là le mariage se fit, un peu à l'ombre. Voilà comment Dufresny épousa sa blanchisseuse. Rien de plus naturel et de plus raisonnable que ce mariage qui fut presque un scandale. Mais qu'importaient à Dufresny les vaines satires du monde : il avait une femme jeune, belle, et qui l'aimait ; aussi disait-il de ceux qui le prenaient en pitié : les jaloux !

Lesage raconte ainsi cette aventure singulière dans le Xe chapitre du Diable boiteux. Le diable montre à Cléophas les gens qu'il faudrait mettre dans la maison des fous : «J'y veux envoyer aussi, dit-il, un vieux garçon de bonne famille (ces mots font peut-être allusion à la descendance royale de Dufresny), lequel n'a pas plutôt un ducat qu'il le dépense, et qui, ne pouvant se passer d'espèces, est capable de tout pour en avoir. Il y a quinze jours que sa blanchisseuse, à qui il devait trente pistoles, vint les lui demander, en disant qu'elle en avait besoin pour se marier à un valet de chambre qui la recherchait.Tu as donc d'autre argent, lui dit-il ; car où diable est le valet de chambre qui voudra devenir ton mari pour trente pistoles ? Eh ! mais, répondit-elle, j'ai encore, outre cela, deux cents ducats. Deux cents ducats ! répliqua-t-il avec émotion ; malepeste ! Tu n'as qu'à me les donner, à moi, je t'épouse, et nous voilà quitte à quitte. Il fut pris au mot, et sa blanchisseuse est devenue sa femme. »  

La nouvelle de ce mariage s'était bien vite répandue, grace à un mot de l'abbé Pellegrin, qui avait assisté notre poète à la célébration. Dufresny, quelques jours après, lui reprochait chez Visé de ne jamais porter que du linge sale ; l'abbé piqué répondit avec amertume que tout le monde n'était pas assez heureux pour épouser sa blanchisseuse.

Pour l'amour de sa femme, Dufresny se remit au travail avec ardeur ; il fit coup sur coup une douzaine de bouffonneries pour les Italiens, et trois ou quatre comédies pour le Théâtre-Français. La moisson fut bonne les premières années ; mais, par malheur, dès qu'il se vit riche pour une saison, il déposa la plume et reprit l'arrosoir ; il retourna à son fatal jardin de Vincennes ; il n'en revint qu'au bout de ses dernières ressources. Il n'avait plus grand feu pour le théâtre, qui ne l'avait payé qu'en menue monnaie ; il commençait à désespérer de son esprit, quand Louis XIV se souvint encore de lui. Le privilège de la manufacture des glaces était expiré ; en signant le renouvellement de ce privilège, le roi voulut que les entrepreneurs servissent à Dufresny une pension viagère de trois mille livres. Un matin donc, notre poète reçut le titre de cette pension ; mais, hélas ! il fallait attendre six mois pour toucher le premier semestre. Six mois pour Dufresny, c'est la fin du monde. Les entrepreneurs sont accommodans ; il retourne les voir. Je vivrai cinquante ans, leur dit-il ; mais, pour cinq années payées d'avance, je vous donne quittance définitive. On débat longtemps, les entrepreneurs parlent beaucoup des chances de mort ; enfin, après deux contrats qui garantissent les entrepreneurs, Dufresny revient tout en sueur avec dix mille livres en or. Il les éparpille sur une table avec la joie d'un enfant, il embrasse sa femme qui pleurait de douleur et qui pleure de joie. Le lendemain il habilla sa femme des pieds à la tête, il acheta pour lui cinquante paires de manchettes, il loua trois appartemens à la fois pour dérouter les fâcheux qui l'obsédaient, enfin il reprit à grands pas le chemin de sa ruine, en dépit de sa femme, qui le retenait des deux mains ; en moins d'un an il retomba dans une profonde misère. Heureusement qu'il ne perdait pas l'habitude de chanter, seulement çà et là il y avait quelque mot amer dans sa chanson. Ainsi, se trouvant à un souper où Fontenelle buvait du bout des lèvres pour avoir plus de temps à faire l'aigre-doux, il improvisa un couplet à son adresse :

Dans le pays normand, tout est froid et malin,
Tout s'y ressent du vent de bise...

Durant plusieurs années, sa femme, qui avait pris un peu les habitudes oisives, en fut réduite à se passer de servante ; seulement la fruitière voisine venait tous les matins faire le lit, balayer et mettre en train le maigre pot-au-feu. Dans l'arrière-saison, Dufresny devint journaliste. A la mort de Visé, il adressa un placet à Louis XIV pour le privilège du Mercure.

Plaise au roi par brevet vouloir autoriser
Le privilège ancien que j'ai de l'amuser.

Il obtint le privilège, et vite une chanson sur son journal.

Mercure vole à tire d'ailes
Pour m'apporter du bout de l'univers
Des jeux galans et des nouvelles,
Du vrai, du faux, de la prose et des vers.
J'en fais le choix en invoquant Minerve ;
Mais pour entrer en verve
Je l'invoque en vain,
Je n'attends ce feu divin
Une du dieu du vin.

Une fois en lice, il fit des contes de l'école de Lesage, des Amusemens comiques et sérieux, espèce de sommaire des Lettres Persanes, des historiettes agréables, de la critique assez faible ; pourtant, il écrivit un parallèle très curieux et très original d'Homère et de Rabelais. Après tout, ce n'était qu'un mauvais journaliste, incapable d'avoir de l'esprit et de la raison à heure fixe, s'abandonnant trop à la folle du logis. Avec lui, le Mercure courait grand risque de ne paraître que toutes les six semaines. Dans les premiers temps, grace à la sollicitude de sa femme, tout allait pour le mieux ; mais, sa femme étant morte la seconde année, il se fatigua du journal, et, suivant sa coutume, il en vendit le privilège. Il pleura sa femme, il regretta jusqu'à la mort certaines heures de tristesse amoureuse passées à côté d'elle. De 1715 à 1729, Dufresny vécut on ne sait où ni comment ; on pense qu'il passa son temps dans les alentours de Paris, à la suite de quelque seigneur, dirigeant des maçons et des jardiniers ; peut-être a-t-il vécu dans le silence, avec le faible revenu du privilège du Mercure, pleurant sa femme et cultivant ses roses de Vincennes. Ce qui est certain, c'est qu'au temps du système de Law, il se trouva dans une telle détresse, qu'il présenta au duc d'Orléans cet étrange placet : « Pour votre gloire, monseigneur, il faut laisser Dufresny dans son extrême pauvreté, afin qu'il reste au moins un seul homme dans une situation qui fasse souvenir que tout le royaume était aussi pauvre que Dufresny, avant que vous y eussiez mis la main. » Le régent écrivit néant au bas de la requête, et donna ordre à Law de compter deux cent mille livres à Dufresny ; il savait que le poète était un peu de la famille. Dufresny se hâta de dépenser cette somme ; il fit bâtir une belle maison dans le faubourg Saint-Antoine, qu'il nomma la maison de Pline. Pour la première fois de sa vie, il dépensa bien à propos son argent, car les deux cent mille livres étaient en billets. Six mois plus tard, il eût subi la banqueroute de Law ; mais Dufresny n'était pas si mal avisé de garder des billets en portefeuille.

Il mourut en 1724, à soixante-quinze ans, sans secousses, en homme qui n'a plus rien à faire ici-bas. Sur ses derniers jours, il avait revu ses enfans qui étaient des dévots outrés ; pour leur complaire, il brûla lui-même un grand manuscrit renfermant quatre comédies : la suite des Amusemens sérieux et comiques, des Contes, des Chansons et des Mémoires. Dieu pardonne à ses enfans ! car Dufresny a mis en cendres bien de l'esprit et bien de la gaieté. Il mourut dans l'automne, en bon poète et en bon chrétien ; de son lit il voyait son jardin : son dernier regard a passé sur ses fleurs qui se fanaient et s'est perdu dans le ciel avec son âme.

J'ai vu son portrait par Coypel. C'est un homme de soixante ans, encore vert et encore coquet. Sa tête charmante est perdue dans une forêt de cheveux ; il sourit avec finesse et avec bonhomie, le plus joli sourire du monde. Sa chère Angélique, la blanchisseuse, n'a pas oublié la jabotière ni les manchettes. Sa main est ornée d'un diamant, et, ce qui vaut mieux, d'une belle plume impatiente dont le bec est loin d'être émoussé. Dufresny a pour armes les attributs de la Science, et en effet cet homme, qui n'avait jamais lu, n'était-ce point un savant aimable, un savant en action ? Il avait étudié l'amour dans son cœur, la grandeur à la cour, la guerre sur le champ de bataille, l'architecture en faisant bâtir, la nature dans ses jardins, la poésie et la musique en chantant. Aussi la Science de Dufresny ne s'appuie pas sur des livres, elle penche sa tête rêveuse et semble se souvenir.  

Les œuvres de Dufresny forment sept volumes, sans y comprendre son théâtre bouffon, qui n'est pas le plus mauvais. Ses comédies, toujours originales, sont un peu l'image de sa vie : des écarts, du désordre, point de logique dans l'intrigue ; tout cela va au hasard, comme la vraie comédie humaine. Aussi, sur l'horizon restreint du théâtre, où il faut tant d'art pour grouper les scènes avec harmonie autour de l'idée, les comédies débridées de Dufresny ne furent jamais bien accueillies ; plus d'une jolie scène amenait un sourire, plus d'un mot charmant se redisait de bouche en bouche ; mais c'était là tout le succès. En revanche, la lecture l'a presque toujours vengé du théâtre. Avant lui, on n'avait jamais mis tant de finesse dans le dialogue ; sur ses pas sont venus Destouches et Gresset, mais la finesse de leur dialogue, c'est le bon ton ; chez Lanoue et Marivaux, la finesse dégénère en manière ; chez Crébillon le gai et l'abbé de Voisenon, ce n'est plus que de l'impertinence ; chez Pesay et Demoustiers c'est moins encore, c'est du jargon ; enfin, chez M. Scribe, il y a un peu de tout cela. Ce n'est pas la peine de relire les contes de Dufresny ; hormis le Calife Arrhoun et les Corneilles, ce sont de pâles écrits sans âme et sans style. Les Amusemens sérieux et comiques ont donné à Montesquieu l'idée des Lettres Persanes ; mais leur mérite n'est pas seulement là : il s'y trouve une très curieuse et très amusante critique des idées et du monde parisien. Dufresny se promène dans la grande ville avec un Siamois, pour lui servir de cicerone ; à chaque pas il rencontre de quoi éveiller sa verve. Ainsi, aux Tuileries, le Siamois s'écrie, à la vue des promeneuses : De ma vie je n'ai vu une si belle volière ; oh ! la charmante espèce d'oiseaux ! — Ce sont, dit Dufresny sur le même ton, des oiseaux amusans qui changent de plumage deux à trois fois par jour. Volages d'inclination, faibles de nature, forts en ramage. Ils ne voient le jour qu'au soleil couchant, marchent toujours élevés à un pied de terre, touchant les nues de leur superbes huppes. En un mot, la plupart des femmes sont des paons dans les promenades ; quelques-unes, des pie-grièches dans la vie domestique, des colombes en tête à tête. Mais il y a diverses nations parmi ces promeneuses, la nation policée des femmes du monde, sauvage des provinciales, libre des coquettes, indomptable des fidèles, docile des infidèles, enfin la nation errante des Bohémiennes.

J'ai voulu, en bon historiographe, entendre de la musique de Dufresny ; un violoniste de mes amis m'a chanté, avec beaucoup de dédain, quelques-uns de ces vieux airs naïfs et simples. C'est à peu près la musique de Jean-Jacques, c'est la même douceur languissante. Cela est bon dans un vallon solitaire, chanté par une paysanne ; mais à Paris, c'est de la musique trop silencieuse.

Dufresny est plutôt poète par sa vie que par ses œuvres. C'est le voyageur qui n'a pas eu le temps d'écrire son aventure du matin à cause de son aventure du soir. Çà et là cependant, quand il rencontre une claire échappée, il jette au passage quelque trait charmant du cœur et de l'esprit ; tantôt c'est un conte philosophique ou une scène de comédie, tantôt ce n'est qu'une chanson ou un petit air naïf. Mais le plus souvent, quand son voyage aventureux lui laissait une heure de repos, il se cachait dans un jardin et cultivait des roses en chantant. Que de fleurs d'éloquence et de poésie célébrées en leur temps n'ont eu ni l'éclat, ni le parfum, ni la durée des roses du poète Dufresny !

Nous terminons cette évocation de Charles Dufresny par l'une de ses chansons les plus connues, (son premier vers constitue son titre ; son air est celui d'une chanson traditionnelle du Vivarais, Réveillez-vous, belle endormie ; si vous avez installé le lecteur RealPlayer, vous pouvez l'écouter en cliquant sur le bouton ci-dessous).

Réveillez-vous, belle dormeuse,
Si ce baiser vous fait plaisir ;
Mais si vous êtes scrupuleuse,
Dormez, ou feignez de dormir.
Craignez que je ne vous éveille,
Favorisez ma trahison :
Vous soupirez, votre coeur veille,
Laissez dormir votre raison.
Pendant que la raison sommeille,
On aime sans y consentir ;
Pourvu qu'Amour ne la réveille,
Qu'autant qu'il faut pour le sentir.
Si je vous apparais en songe,
Profitez d'une douce erreur ;
Goûtez le plaisir du mensonge,
Si la vérité vous fait peur.

Georges, Jauret, journaliste et écrivain
(1825-1889)

Sa villa de Villennes

 

Georges Jauret y a habité avec son épouse Ursule Désirée Berthau qui était fleuriste : La Maison fleurie, dans la partie de l'avenue du Président, devenue l'avenue Georges Clemenceau.

 

Georges Jauret est décédé, en 1889, dans cette maison de Villennes.

Le journaliste

Originaire du Lot-et-Garonne,après ses études à l'Académie de Cahors et à la Faculté de Bordeaux, il y a travaillé comme journaliste avant de monter à Paris.

Collaboration avec des journaux

Il y collabora avec les journaux La Presse et Le Bien-être universel ; il a, certainement, connu alors Jean Baptiste Paradis qui était l'un de leurs rédacteurs.

Le journal La Presse, fondé et dirigé par Emile de Girardin, était un quotidien parisien dont la réduction du prix permit d'augmenter le nombre de souscripteurs et celui des encarts publicitaires ; il fut l'un des premiers à publier des romans-feuilletons.

A titre d'exemple, nous reproduisons et transcrivons l'article de Georges Jauret, qu'il publia le 25 septembre 1865.

On se souvient des bruits dont nous nous sommes fait nous-même l'écho. De grands projets de réforme étaient préparés, et le 14 octobre devait les faire éclore.
A ces bruits, !e Moniteur a répondu par la note suivante :
« Les journaux s'évertuent depuis quelque temps a prédire un changement dans les hommes et dans les choses du gouvernement.
Ils vont même jusqu'à indiquer le 14 octobre comme l'époque où cet événement doit avoir lieu. Nous sommes autorisés à déclarer que ces bruiits n'ont aucun fondement et sont inventés par la malveillance. »
Il faut évidemment prendre le Moniteur au mot et ne plus croire aux réformes. La note est, en effet, assez catégorique pour ne laisser désormais à l'espérance qu'une modeste place. Nous nous permettrons, toutefois, quelques réflexions à l'adresse du Moniteur, c'est un moyen de nous dédommager des espérances qu'il nous ravit.
Et d'abord nous ne comprenons pas que le Moniteur emprunte au Constitutionnel ses formules. La distance est grande entre un journal officiel et une feuille semi-officielle ; l'un est la parole, l'autre est l'écho ; l'un dit ce qu'il sait, l'autre ce qu'on lui inspire ; le Constitutionnel déclare qu'il est autorisé à publier un démenti ; le Moniteur doit démentir purement et simplement sans autorisation préalable.
En second lieu, nous regrettons que le Moniteur cherche dans la malveillance l'origine et l'explication des bruits mis en circulation. Nous sommes même, pour dire toute notre pensée, profondément étonné de voir le Moniteur appliquer de pareils termes à la circonstance présente : sans le vouloir assurément, le Moniteur fait ainsi du gouvernement une critique imméritée, que, dans tous les cas, la malveillance des partis n'aurait pas osé se permettre.
Il est connu de tout le monde que la Constitution impériale est perfectible ; tout le monde sait que l'empereur nous a promis, pour une échéance indéterminée, le couronnement de l'édifice ; nous n'avons pas oublié non plus qu'à plusieurs reprises des personnages officiels et des feuilles inspirées ont subordonné l'extension des libertés publiques à la disparition de tous les partis. On voit dès lors la regrettable portée du mot échappé au Moniteur ! Si espérer un développement de nos libertés et raconter ses espérances était faire acte malveillance vis-à-vis du gouvernement, il faudrait en conclure, ou que la Constitution impériale exclut toute perfectibilité, ou que l'apaisement des esprits est un mot, et que les partis n'ont point cessé un seul instant de troubler la paix publique. On serait donc dans la douloureuse alternative de calomnier, ou la France, ou la Constitution qui la régit.
Le ministre de l'intérieur vient d'adresser aux préfets une circulaire destinée à préciser leurs rapports avec les journaux. Dans cette circulaire, le ministre recommande spécialement aux préfets l'usage du communiqué. Il ne dit rien de l'avertissement ; mais il ressort clairement des paroles du ministre qu'il s'agit de réduire la part de l'avertissement en en faisant une très large au communiqué. À ce titre, la circulaire mérite toute notre approbation. Il y a pourtant un mot que nous regrettons. Le ministre dit qu'un des principaux devoirs des préfets consiste à donner à la presse une attention soutenue. Nous croyons que c'est un peu dénaturer les fonctions préfectorales ! Mais ce n'est pas tout, exciter ainsi la sollicitude des préfets vis-à-vis des journaux c'est les exposer à ce que nous pourrions appeler les emportements du zèle. De plus, l'attention excessive qu'ils prêteront aux journaux en augmentera certainement l'importance. Enfin, nous ne croyons pas que la presse départementale fasse courir aucun danger à la paix publique de telle sorte qu'il soit nécessaire de stimuler les administrations départementales, et de transformer la surveillance à exercer sur les journaux, une des parties les p!us graves des attributions des préfets.
Tandis que le Moniteur nous ravit cruellement les espérances de ces derniers jours, à Vienne la politique suit une voie tout autre. La Gazette officielle nous a apporté le texte d'un rescrit impérial qui marque l'évolution effectuée par le gouvernement de François-Joseph. Le but poursuivi, c'est la réconciliation des pays hongrois avec l'Autriche ; le moyen employé, c'est la préconsultation des Diètes hongroises, Transylvanienne et Croate. Ici, le pouvoir s'efface, il interroge, et c'est de la souveraineté populaire, se manifestant dans le vote des Diètes, que sortira l'ordre nouveau. Heureux les gouvernements qui s'étudient à ne point vivre à l'état d'abstraction, qui se confondent avec les gouvernés, et envisagent les aspirations du peuple, sa volonté comme un des éléments les plus féconds de leur politique !
La plus grave conséquence du rescrit impérial, c'est la suspension du Reichsrath. N'est-ce pas en effet sur ce point que les diètes vont avoir à se prononcer ? Maintenir le Reichsraht et consulter les Diètes sur la question de la représentation, n'était-ce pas préjuger Ia réponse et paraître vouloir l'imposer? Quoi qu'il en soit, l'empereur d'Autriche, par la résolution qu'il vient de prendre, entre dans la vraie politique, qui consiste, pour un gouvernement, à écarter toute responsabilité. Il s'effaçe ; la responsabilité tout entière de la présente évolution pèsera sur les Diètes consultées, et les provinces allemandes mécontentes se trouveront en face des provinces orientales, discutant entre elles la réorganisation, sous l'œil de l'empereur, qui, dans le calme de son irresponsabilité, dominera ces débats.
Bien que les élections générales en Italie soient reculées jusqu'à la fin d'octobre, on peut dire que, par le fait, la période électorale est ouverte. Le ministre de l'intérieur vient, en effet, de publier une circulaire dont le but avoué est d'exposer la situation, au point de vue des élections prochaines. Du reste, ce qui paraît préoccuper l'opinion publique en cette circonstance, c'est moins la circulaire du ministre que certaines surexcitations belliqueuses qui se trahissent jusque dans les régions officielles. Les journaux les discutent, les correspondances s'en inquiètent.
Toutefois, en ce qui nous concerne, nous croyons qu'il faut n'y attacher qu'une médiocre gravité. C'est un programme de circonstance, rien de plus ! Ces projets qui s'accusent vaguement ont plutôt pour but d'enlever les suffrages des électeurs que les défenses du Quadrilatère.

Pendant que nous mentionnions, dimanche dernier, la circulaire de M. Drouyn de Lhuys concernant la convention de Gastein, les journaux anglais nous apportaient le texte d'une circulaire presque identique de lord John Russell sur le même sujet. Comme M. Drouyn de Lhuys, lord John Russell évite de donner à ses déclarations une portée effective. Toutefois, nous pourrions peut-être dire qu'elle marque une évolution décisive de la politique anglaise. Jusqu'à ce jour, en effet, le cabinet de Saint-James avait évité soigneusement de juger les événements contemporains au point de vue des principes. Le présent document, au contraire, s'élève au-dessus de la région des faits accomplis, et il place résolument la base du droit dans la volonté populaire.
Il était d'autant plus nécessaire de marquer cette évolution, qu'elle peut, à un jour donné, exercer une influence décisive sur les transformations que les événements peuvent réserver à l'équilibre actuel de l'Europe.

Des renseignements que nous fournit le Courrier des Etats-Unis, il résulte qu'un grand conseil de cabinet a eu lieu à la Maison Blanche, sous la présidence de M. Johnson. La question mexicaine avait été inscrite à l'ordre du jour de ce conseil.
Tous les ministres, excepté M. Harlan, secrétaire de l'intérieur, se sont prononcés pour le maintien du statu quo. Et si nous en croyons le journal américain, le président, intervenant dans un débat soulevé entre M. Harlan et M. Seward, aurait reproché au secrétaire de l'intérieur certaines intempérences de langage, et il aurait ajouté que, lors de la réunion du congrès, il se réservait d'indiquer dans son message la politique qui lui semblerait la meilleure.
Cette déclaration trahit, par anticipation, le programme pacifique du président. Du reste, selon nous, c'est exclusivement à Washington qu'est !e nœud de la question mexicaine. Les bulletins militaires nous intéressent fort peu, au point de vue du dénoûment. Que les bandes ressuscitées soient détruites par d'heureux coups de main ; que l'armée juariste soit désorganisée ; que Juarez lui-même soit poussé jusqu'au Paso-del-Norte, à l'extrémité septentrionale du Mexique ; et n'ait d'autre ressource que l'hospitalité du territoire américain, peu nous importe ! Ce qui nous touche bien plus, c'est que des deux côtés du Rio-Grande, les troupes fédérales et les soldats impériaux fraternisent ; c'est que l'opinion publique, aux Etats-Unis, songe à panser les plaies ouvertes par la guerre ; c'est que le mouvement commercial et industriel se réveille, et que le Mexique réorganisé offre déjà à son essor de riches débouchés. L'Américain, surtout après les épreuves de la récente guerre, croit certainement à la puissance des capitaux bien plus qu'à la force des armes ; il aimera mieux contribuer pacifiquement à la fécondation du Mexique qu'en poursuivre violemment l'inutile conquête.

GEORGES JAURET

Cette chronique politique s'ouvre sur une polémique avec le journal le Moniteur. Cette publication, dirigée par Ernest Panckoucke, était devenue le Journal officiel de la République française en 1848, puis le Journal officiel de l'Empire français en 1852. Vingt ans plus tard, elle perdit tout lien avec le gouvernement, remplacée par un Journal officiel créé par le ministère d’État. Le Moniteur universel continua son existence comme journal indépendant.

Le journaliste commente ensuite les évènements récents en Europe centrale et en Amérique, en particulier aux Etats-Unis, où la guerre de Sécession s'était terminée en avril, et au Mexique où Napoléon III avait lancé son expédition à la fin de l'année 1862. Georges Jauret y consacrera un livre.

Collaboration avec des revues, notamment à l'étranger

Georges Jauret se lança, ensuite, dans l'étude des races orientales ; il en publia les résultats dans La Revue arménienne, en collaboration avec son propriétaire et rédacteur en chef, l'abbé Aïwahowski devenu ensuite archevêque d'Odessa.

 

 

Il s'installa à Bruxelles, où il devint rédateur de La Libre Recherche.

 

A Neuchatel en Suisse, il collabora ensuite avec L'Indépendanl, dont il devint rédacteur en chef pendant 3 ans. Il adressait au journal parisien La Presse des articles sur l'organisation politique de la Suisse.

Revenu à Paris, il collabora, à nouveau, avec La Presse à partir de 1862.

L'écrivain

 

Il est l'auteur de deux ouvrages ; il écrivit celui-ci en 1866 après l'expédition au Mexique.

En voici le sommaire :

I. Phases militaires de l'expédition.
II. État politique du Mexique.
III. M. Dubois de Saligny prédit une révolution au Mexique.
IV. Vieux projets de restauration partis de Madrid.
V. Les apparences.
VI. Comment elles sont exploitées par les déclarations et les documents officiels.
VII. La réalité.
VIII. M. Rouher après M. Billault.
IX. Les émigrés mexicains.
X. Scrupules du général Prim. Sa lettre.
XI. L'expédition expliquée enfin par l'empereur.
XII. Ses dangers.
XIII. Nos engagements.
XIV. Retour des troupes désiré, espéré, annoncé.
XV. Conclusion.

Un autre est revenu d'actualité en 2013 : Les coulisses des conclaves.

Publié en 1878, il eut pour sous-titres Pouvoirs dans l'église de 1430 à Pie IX et Détails intimes et indiscrétions

 

Pierre Decourcelle, de la littérature populaire au cinéma
(1856-1926)

Sa villa de Villennes, Le Grand Trianon, devenue Le Verger

 

Des cartes postales anciennes nous rappellent qu'une villa au style caractéristique, située entre l'avenue Georges Clémenceau et la voie de chemin de fer, a été acquise en 1900 par Pierre Decourcelle.

Baptisée "Grand Trianon", elle était alors encore en construction. Le maire de Villennes, Louis Havez, ancien directeur de théâtre, qui venait de décéder, l'avait fait bâtir sur une partie du terrain de la maison voisine "Beauséjour", où il habitait.

 

De sa belle écriture, Pierre Decourcelle qualifiait sa villa de maisonnette dans une lettre au notaire de Poissy.

 

Qui était ce résident villennois aujourd'hui sorti des mémoires ?

Cet auteur dramatique, qui a connu le succès en France et à l'étranger, a écrit des romans, des feuilletons, des pièces de théâtre, des opérettes, une traduction et a participé aux débuts du cinéma.

De la littérature populaire au cinéma

Pierre Decourcelle était un auteur dramatique comme son père Adrien (Paris, 1831 - Etretat, 1892) ; celui-ci était un collaborateur fidèle d'Adolphe Philippe dit Dennery, l'auteur de "Les deux orphelines", et a notamment écrit le célèbre drame "Jenny l'ouvrière".

Parmi ses multiples œuvres, notons :

Romans et feuilletons

 

Un mariage à Mazas : le chapeau gris (1887)
Les mystères de New York (1915)
Amour de fille (Gigolette) (1923)
La princesse Milliard, fille de forçat (vers 1925)

 
  Les deux gosses
Fanfan et Claudinet
Le mort qu'on tue
Fille d'Alsace
La bâillonnée
La chambre d'amour
Le crime d'une Sainte

Traduction

 

 

 

Sherlock Holmes d'Arthur Conan Doyle et William Gilette (paru en 1899, traduit en 1907)

 

 

 

 

Pièces de théâtre et opérettes

  Papa la vertu (écrite avec Mazeroy)
L'abbé Constantin, comédie tirée, en collaboration avec Hector Crémieux, du roman de Ludovic Halévy, jouée au Théâtre du Gymnase (1882)
Madame Cartouche, Folies-Dramatiques (1886)
La belle épicière, Théâtre des Bouffes-Parisiens (1895)
Secret Service, représenté en 1895 au Broad Street Theatre (Philadelphia) et, en version française, au Théâtre de la Renaissance (1897)
Two Little Vagabonds, d'après "Les deux gosses", représentée en 1900 à l'Adelphi Theater (Londres)
Self and Lady (1900), Madison Square Theatre (New York)
Le chien du régiment, Théâtre de la Gaîté (1902)
Princesse Bébé, Théâtre de Cluny (1902)
Werther, d'après Goethe, joué en 1903 par Sarah Bernhardt au Théâtre Sarah Bernhardt
Olympe (1904), d'après Alexandre Dumas père, Knickerbocker Theatre (New York)
Sherlock Holmes (1907)
Dix minutes d'auto, écrite avec Georges Barre, adaptation allemande jouée à Berlin (1912)
La peau de chagrin, comédie lyrique d’après Balzac écrite avec Michel Carré, jouée à l'Opéra-Comique (1929)
The hand of destiny
L'autre fils
 

Participations à des films

 

La lutte pour la vie de Ferdinand Zecca et René Leprince (écriture du scénario, 1914)
Les mystères de New-York (réalisation, 1915), publié simultanément en feuilleton dans Le Matin
La principessa Bebe de Lucio d’Ambra (scénario,1921)
Jealous husbands de Maurice Tourneur (1923)

La Société Cinématographique des Auteurs et Gens de Lettres

Pierre Decourcelle a fondé et dirigé, avec Eugène Gugenheim, la SCAGL, qui a été le trait d'union entre la littérature et le cinéma.

En 1908, deux sociétés ont été créées dans le but de produire des films. La première, Le Film d’art, dont le premier film, L’Assassinat du duc de Guise, est un succès, laissera son nom à ce nouveau genre cinématographique. Pathé a signé un accord avec cette société, qui se chargeait de distribuer ses films. Mais très vite, une seconde société a été créée : la Société Cinématographique des Auteurs et des Gens de Lettres, liée à Pathé qui en détenait indirectement des parts et avait l’exclusivité de la distribution de ses films.

Elle a notamment été à l'origine des neuf films réalisés par André-Paul Antoine entre 1915 et 1922. "Les Travailleurs de la mer", d'après Victor Hugo, a été l'un des premiers films tournés en décors naturels (en Bretagne : au Fret, à Morgat, à Roscoff et surtout à Camaret, durant l'été 1917), avec des figurants recrutés sur place.

Alain Carou, diplômé de l’École nationale des Chartes et conservateur des bibliothèques, responsable de la section conservation au département de l’Audiovisuel de la Bibliothèque nationale de France, a présenté ainsi la SCAGL, lors d'une conférence sur "L'invention du « film littéraire », ou comment le cinéma français rencontra les écrivains" à l'Ecole des Chartes :

La SCAGL, ou la fondation d'une nouvelle culture de masse

[...] La troisième et dernière initiative, de loin la plus couronnée de succès sur le plan économique, émane de banquiers déjà très engagés aux côtés de Pathé, et de deux écrivains doublés d'hommes d'affaires, Pierre Decourcelle et Eugène Gugenheim. Ensemble ils fondent, quelques semaines après le Film d'Art, la Société cinématographique des auteurs et gens de lettres (la SCAGL). Avec eux, le cinéma devient un nouveau prolongement des pratiques littéraires de masse. Je n'ai pas besoin de rappeler ici le développement de la lecture populaire dans le troisième tiers du dix-neuvième siècle, la fortune du feuilleton ; il faut aussi rappeler qu'un roman populaire à succès connaissait fréquemment la transposition à la scène. Les classiques de cette littérature romanesque et dramatique forment le répertoire de prédilection de la SCAGL : Les deux orphelines, Paillasse, Le courrier de Lyon, La fille des chiffonniers, La closerie des genêts, Les mystères de Paris, etc.

Quoique ces titres aient remporté des succès considérables pendant des décennies, le pari de la SCAGL n'apparaît pas sans risques à ses débuts. En effet, le mélodrame et la pièce de cape et d'épée dégagent une image de plus en plus désuète au début du siècle, victimes de nouveaux genres comme la pièce policière ou le vaudeville burlesque, quand ce n'est pas du music-hall. Ainsi, fait très notable, le cinéma ne se lance pas dans les adaptations en concurrençant frontalement les théâtres sur leur terrain et en les supplantant par ses qualités propres de réalisme ou de spectaculaire, mais en optant pour un répertoire déclinant, de plus en plus absent de l'affiche. Les titres adaptés répondent bien à la volonté de l'industrie, dans ces années, de produire un spectacle moralement irréprochable, bien loin des frasques de l'époque des attractions. La SCAGL puise à un répertoire familial et respectable : familial, parce que l'aspect « bon enfant » de ces pièces saute déjà aux yeux, par comparaison avec la violence et l'érotisme supposés de la littérature contemporaine ; respectable parce qu'il fait l'objet d'une transmission de génération en génération (les parents emmènent leurs enfants voir ces pièces comme ils avaient déjà pu les voir avec leurs propres parents). La SCAGL définit ainsi un modèle de cinéma qui, avec peu de changements, fonctionnera jusqu'aux années cinquante, si ce n'est jusqu'à nos jours : le cinéma joue à son tour le rôle de vecteur de transmission intergénérationnel de ces titres, repris tous les vingt à trente ans.

Compte tenu de son succès, la SCAGL s'impose comme un partenaire obligé et presque l'égal de la compagnie Pathé qui assure la distribution de ses films. Elle détient un levier essentiel : des contrats d'exclusivité de vingt ans, très avantageux, signés avec un grand nombre d'écrivains et d'héritiers d'écrivains en 1908-1909, à un moment où seul le Film d'Art était susceptible de faire des offres concurrentes. Ce qui permet à Pathé de se présenter avec beaucoup d'aplomb dans ses réclames comme le plus puissant propagateur de la littérature : « Vint le cinématographe, vint la Société cinématographique des auteurs et gens de lettres, et voici que le foyer éteint se ranime, et la belle et réchauffante flamme de la popularité revivifie l'or terni des grands noms oubliés ou en passe de l'être ».

L'ami et le collectionneur

Pierre Decourcelle était l'ami de Guy de Maupassant, de Gustave Flaubert et d'Octave Mirbeau.

Il était collectionneur d'objets d'art, qui ont été référencés en 1911, à l'occasion d'une vente dans le "Catalogue des tableaux anciens, aquarelles, dessins, pastels, gouaches, miniatures, sculptures, objets d’art & d’ameublement, meubles du 18èmesiècle, etc.. composant la Collection de M. Pierre Decourcelle".

Léon Frapié, romancier réaliste
(1863 - 1949)

 

Léon Frapié collabora d'abord à des revues et à des quotidiens, puis il fut l'auteur de quelques romans. Il connut le succès avec La Maternelle, qui reçut le prix Goncourt en 1904 : c'est une peinture émouvante et désabusée des mœurs enfantines dans une école des quartiers pauvres.

Son épouse, institutrice, le conduisit à Villennes lorsqu'elle fut nommée dans notre village. Il habitait avec elle dans l'école des filles.

De l'administration à la littérature

Né à Paris le 27 janvier 1863, il fit ses études classiques aux lycées Louis-le-Grand et Saint-Louis. Entré, en 1881, dans l'administration municipale de Paris, il fut employé dans les mairies du Ve et du VIIe arrondissements, puis à la Préfecture de la Seine, où il devint rédacteur principal en 1898.

Tout en remplissant son emploi, Léon Frapié se fit connaître dans les lettres. Sa première nouvelle parut dans L'Art social ; reproduite dans le journal La Marseillaise, elle fut l'objet d'appréciations élogieuses de la critique. Léon Frapié collabora ensuite à La Plume, à La Paix, où il publia des articles sous le nom de Frapié-Mouillefert à L'Enclos, à La Revue Franco-Allemande, à La Petite République et au Journal, dont il est devenu l'un des collaborateurs attitrés.

Commandeur de la Légion d'honneur, il est décédé le 29 septembre 1949. Sa tombe, ornée d'un médaillon en bronze, se trouve au cimetière du Montoir à Houilles.

Une rue de Paris, dans le 20ème arrondissement, porte son nom.

 

Villennes et Zola

En 1885, il avait épousé Mlle Mouillefert, alors institutrice à Ermont (Seine-et-Oise) et qui fut envoyée à Villennes.

Entré en relations avec le grand romancier voisin, Emile Zola, Léon Frapié fut encouragé par celui-ci à se lancer dans le roman.

Ses œuvres

Il publia, en 1897, un ouvrage l'Institutrice de province, l'histoire véridique de la vie d'une institutrice, dédiée à Mme Emile Zola et qui obtint un réel succès. Il fit paraître, en 1904, Marcelin Gayard, roman d'observation qui établit nettement la réputation de son auteur, et La Maternelle, œuvre à la fois documentaire et littéraire, à laquelle toute la critique rendit hommage et qui reçut le prix Goncourt la même année.

La revue Les Annales politiques et littéraires a commenté, dans son édition du 18 décembre 1904, ce choix :

L'Académie des Goncourt vient de tenir ses assises et de désigner son lauréat. Evoquons, à ce propos, le souvenir d'un de ses fondateurs. Je tiens d'un ministre actuel, qui fut l'ami de Taine et d'Ernest Renan, - pourquoi, d'ailleurs, ne point le nommer ? C'est M. Maruéjouls, - cette anecdote amusante : Au temps des dîners de chez Magny, Edmond About, alors dans tout l'éclat de la gloire, brigua l'honneur de s'asseoir à la table fameuse que présidait l'auteur de la Vie de Jésus. Un soir, après dîner, on discuta la candidature ; elle réunit presque tous les suffrages. Seul, Edmond de Goncourt se leva pour protester. Il le fit avec une grande violence.
- Tout ce qui se dira ici sera répété au dehors. Il ira raconter nos conversations. Il commettra des indiscrétions fâcheuses. C'est un bavard.
Edmond About fut admis tout de même, et M. de Goncourt continua à noter, sur son calepin, les propos des convives avec lesquels, plus tard, il composa son Journal. Les indiscrétions ne vinrent pas d'Edmond About. Loin de le blâmer, cependant, il faut, au contraire, lui en être reconnaissant. Ses souvenirs constituaient de véritables documents d'histoire contemporaine. On oubliera les Frères Zemgano et Manette Salomon, qu'on se souviendra encore des propos familiers d'Ernest Renan et des paradoxes de Taine. Les dîners de l'Académie Goncourt feront-ils revivre les beaux jours des dîners de chez Magny ? Ce fut, peut-être, l'espoir secret du vieux maréchal de lettres. Il y vit comme un prolongement de sa célébrité littéraire. De quoi, en effet, ses héritiers parleraient-ils à table, si ce n'est du fondateur de leur académie et des prix qu'elle est chargée de décerner ? Ces prix n'ajouteront peut-être rien à sa gloire. Mais, somme toute, ils ne sont pas inutiles, puisqu'ils récompensent de méritants efforts et encouragent des tentatives originales.

L'ouvrage couronné, cette fois, est la Maternelle, de M. Léon Frapié, une oeuvre très curieuse, dont M. Adolphe Brisson vous parlera longuement dans un de nos prochains numéros. Donnons, en attendant, quelques détails sur l'heureux lauréat. Ils nous ont été fournis par un de ses amis personnels, notre excellent confrère Louis Lumet :
- J'ai connu Léon Frapié - nous disait M. Lumet, tout récemment, - dans le salon du poète René Ghil, où l'on se retrouvait à quelques-uns, tous les vendredis. Il nous arrivait de Villennes, près Médan, conduit par Frank Vincent, son voisin de campagne et son collègue à l'Hôtel de Ville, pauvre garçon mort récemment, qui écrivait d'obscurs poèmes cosmologiques et qui s'en vengeait spirituellement par des calembours faciles. La présentation fut vite faite, et sans solennité.
- Voilà Frapié, dit Vincent. " René Ghil l'accueillit avec sa grave sérénité polie, et la plupart des jeunes gens qui fréquentaient chez lui - déjà notoires, ou qui se croyaient tels - n'accordèrent qu'une attention vague au nouveau venu, qui n'avait encore rien publié.

Je me souviens parfaitement de l'attitude qu'avait Frapié à nos soirées littéraires. Il s'asseyait près de la porte et, silencieux, il écoutait, de neuf heures à onze heures, les paradoxes les plus brillants et les débinages les plus obligatoires, sans jamais risquer une opinion. Les mains sur les genoux, les épaules un peu tassées, la tête penchante, il souriait d'un sourire en apparence inoffensif, mais qui aurait inquiété les causeurs, s'ils avaient eu l'esprit d'observation qu'ils se reconnaissaient dans leurs œuvres. Et puis, l'on aurait pu saisir, derrière les verres miroitants de son lorgnon, au moment où il paraissait le plus distrait, des regards profonds, attentifs, des regards qui semblaient prendre des notes. A onze heures, Frapié se levait, distribuait à la ronde des poignées de main timides, et s'en allait au pas de course, " pour ne pas rater son train ". C'était aussi un père de famille exemplaire. " Lorsqu'il était parti, Vincent nous disait :
- Vous verrez, quand Frapié sortira ses contes... Il en a des masses, et c'est fameux ! " L'Académie Goncourt vient de ratifier ce jugement. Après des années de luttes persévérantes et de labeur obscur, voici le nom de Léon Frapié soudain mis en lumière. Tout vient à point...
Et compliments sincères au nouveau lauréat !


  Eric Dussert décrivit ce roman le plus célèbre, en novembre-décembre 1997, dans le n° 21 de la revue Le Matricule des Anges, mensuel de la littérature française :

La Maternelle

Fruit de la rencontre d'une bourgeoise déclassée et des gamins de la zone, La Maternelle est le chef-d'oeuvre de Léon Frapié, pédagogue et romancier social.

Sobrement intitulé La Maternelle, le roman de Léon Frapié tient une place unique dans notre littérature. Une place discrète mais remarquable. Publié en 1904, le livre obtient le deuxième prix Goncourt à l'époque où celui-ci n'est décerné qu'à d'incontestables chefs-d'œuvre. Le président du jury, Huysmans, le qualifie de "maître livre" et ajoute "ça pue le paupérisme de Paris et la crasse des gosses... c'est nerveux, pris sur le vif.". La presse le couvre de lauriers. Représentant du naturalisme finissant, Léon Frapié (1863-1949) débute avec L'Institutrice de Province (1897) où il prouve qu'il a déjà le sujet bien en main.

Le jeune homme a pris un chemin inédit pour entrer en littérature, le mariage... En 1888, il épouse Mlle Mouillefert, une institutrice communale qui lui fait le récit des anecdotes du jour où il pioche de quoi nourrir son oeuvre. Celle-ci dessine un univers cruel et cafardeux bien éloigné de La Guerre des boutons. Ses écoliers seraient plutôt les cousins de Poil de Carotte. Cependant Frapié frappe plus fort que Jules Renard en observant une école entière dans son effervescence : chaque destin individuel y dénonce la tragédie collective. Alors que Pauline Kergomard, Paul Robin et Francisco Ferrer tentent de réformer l'enseignement, Frapié adopte par conviction malthusienne le roman réaliste et social. "Pour excuser ma manie d'écrire, je me dis toujours "ces notes peuvent rendre service [...] à la condition que leur sincérité ne fasse aucun doute. Or, pour trouver créance, il ne faut pas être trop vrai. Les gens sont si heureux de pouvoir hausser les épaules et crier à l'exagération !" Conscient du risque, il immerge sa narratrice, une bourgeoise déclassée devenue femme de service, dans l'école d'un quartier pauvre "où les ruisseaux ont une maladie noire ; la chaussée [...] sue gras quand elle n'est pas noyée par la pluie ; les trottoirs, trop peu respectés des chiens, des enfants et des ivrognes, abondent en épluchures traîtresses." Avec pitié, la jeune femme observe les enfants puis, mue par un sentiment maternel, les apprivoise. Ni Poulbot, ni Gavroche, ses "brimborions" sont les fruits d'un monde avarié. "Comme la minceur des mollets exprime douloureusement la débilité du corps ! Et pourtant, ces enfants sont gais, joueurs, autant que peuvent l'être ceux d'une meilleure condition ; mais leur insouciance ne réjouit pas précisément, elle oppresserait plutôt comme un signe d'incurabilité." Elevés dans la crasse, ils survivent d'un quignon de pain, traînent quasi nus sous la pluie, meurent de coups et de maladies. Les coupables sont désignés : bêtise et brutalité.

La Maternelle accuse encore le dogmatisme des institutrices normaliennes sans inspiration ni finesse. Tout révolte dans la morale "républicaine" qu'elles inculquent aux enfants. "C'est le meilleur de l'individu qui se dissout à l'école" avec les messages imbéciles du respect de la loi, de l'argent...
- "Soyez soignés dans vos vêtements " dit-on à ceux qui n'ont ni veste ni souliers - jusqu'au sacro-saint respect dû à des parents qui ne connaissent des baisers que celui du goulot et des tendresses que celle du ceinturon. Au terme de ce voyage au bout de l'enfer, on se reproche l'apitoiement auquel nous ont conduit les enfants rachitiques et tarés. Ce n'est qu'une façon de célébrer la force d'évocation et la tendresse de Léon Frapié. Son admirable Maternelle est le livre intolérable d'un homme de coeur.


 

Le roman est devenu une pièce de théâtre, comédie jouée en 1920 au théâtre Moncey.

L'affiche a été réalisée par le peintre, dessinateur et lithographe suisse, naturalisé français Théophile-Alexandre Steinlen.

Léon Frapié fut encore l'auteur d'autres ouvrages, notamment l'un intitulé Les Deux Romans, scènes de la vie littéraire, et de Sévérité, pièce en collaboration avec Paul-Louis Garnier.

Voici la liste de ses œuvres :

L’Institutrice de province (1897)
Marcelin Gayard (1902)
La Maternelle (1904)
Les Obsédés (1904)
L’Écolière (1905), recueil de contes
La Boîte aux Gosses (1907)
La Figurante (1908)
Les Contes de la maternelle (1910)
Les Contes de la guerre (1915)
Les Bonnes Gens (1918)
Nouveaux Contes de la maternelle (1919)
Les Amies de Juliette (1922)
Les Filles à marier (1923)
La Divinisée (1927)
Gamins de Paris - Librairie Baudinière
Les contes de Paris - Librairie Baudinière

   

Plusieurs des romans de Léon Frapié ont été illustrés par le dessinateur montmartrois Francisque Poulbot, dont vous pouvez voir d'autres dessins sur le site Montmartre secret, en cliquant sur l'image.  

 

Théophile-Alexandre Steinlen, qui résidait à Montmartre, a également illustré certains des ouvrages de Léon Frapié.

 

Fernand Thiéry, éditeur du premier journal des petites filles

Fernand Thiéry, qui fit bâtir la villa La Clairière, rue de Poissy, était un éditeur très spécialisé, précurseur de la vente par correspondance.

Il était le directeur-gérant du journal La Poupée Modèle, publié depuis 1862.

Ce journal s’imposa comme le principal magazine français pour les petites filles jusque vers 1905.

La séparation de l’Eglise et de l’Etat et le regain d’influence des valeurs et conceptions morales traditionnelles firent alors que les fillettes de bonne famille s’abonnèrent plutôt au nouveau magazine La semaine de Suzette, délaissant La Poupée Modèle, journal considéré comme mondain.


 

Fernand Thiéry était associé avec Madame Lavallée-Péronne, la propriétaire du magasin parisien A la Poupée de Nuremberg (dont le nom était celui d'un opéra mis en musique en 1850 par Adolphe Adam, l’un des plus célèbres compositeurs d’opéras comiques du XIXe siècle). Elle lui rédigeait des articles sur les poupées destinées aux jeunes lectrices du magazine qui, en contrepartie, lui faisait gratuitement de la publicité.

Le site Internet du Musée de la Maison de Poupée de Bâle (puppenhausmuseum.ch) précise :

En août 1878, Mme Lavallée-Péronne lance une nouvelle rubrique consacrée à la première poupée de poche, en vente dans sa boutique. Le journal propose un kit de confection avec du tissu véritable pour créer la première pièce d’une garde-robe complète. Désormais, il publie régulièrement des patrons en papier ou en tissu, destinés à la confection de vêtements de poupée, ainsi que diverses planches imprimées, etc.

 

La poupée articulée tout en biscuit de 13 cm connaît un immense succès. C’est dans le numéro de février 1880 qu’elle reçoit le nom de « Mignonnette ». Elle est mince et mesure de 12 à 14 cm, ses yeux en verre ne se ferment pas, sa bouche est close, elle a une longue perruque blonde en mohair ; son cou, ses épaules et ses hanches sont articulés et ses pieds nus.

Lorsque Mme Lavallée-Péronne décide de partir à la retraite en 1883, c’est Mlle Régnault qui reprend son commerce « A la Poupée de Nuremberg », mais elle doit le fermer en 1891. Le succès de la mignonnette allemande bien plus moderne, créée par Simon & Halbig, semble jouer ici un rôle non négligeable. Avec son petit corps de 13 cm, rond et potelé, elle correspond mieux aux canons de l’époque. Elle a en outre des yeux qui se ferment et la bouche entrouverte sur une rangée supérieure de mignonnes quenottes ; elle porte des bas et des chaussures à la mode. Peu de temps avant la fermeture du magasin, Mlle Régnault parvient à lancer la nouvelle poupée de Simon & Halbig, mais hélas trop tard pour sauver encore son commerce.

La perte de sa principale partenaire commerciale pose un gros problème à Fernand Thiéry, éditeur du journal des petites filles « La Poupée Modèle » : les articles de Mlle Régnault lui manquent, et c’est en vain qu’il cherche un nouveau partenaire. En définitive, il ne lui reste plus qu’à reprendre sans tarder le stock du magasin « A la Poupée de Nuremberg » et à vendre lui-même les poupées par correspondance à ses lectrices. Cela s’avère un succès, car la mignonnette connaît une véritable renaissance grâce au modèle allemand de 13 cm et à ses bas noirs à la mode.

Le déclin de la mignonnette vient avec celui de « La Poupée Modèle ». Dès 1905, le journal perd des parts de marché au profit de la nouvelle revue « La Semaine de Suzette » et sa poupée « Bleuette » de 27 cm. Fernand Thiéry tente de suivre avec la « Benjamine » de 26 cm, négligeant la mignonnette qui finit par tomber dans l’oubli auprès des petites filles. Durant la Première Guerre mondiale, il rencontre en plus des difficultés de livraison de la part de la société allemande Simon & Halbig. Aussi annonce-t-il en 1917 que les petites poupées tout en biscuit sont définitivement épuisées.

Fernand Thiéry fut donc l'un des précurseurs de la vente par correspondance, en vendant à ses lectrices le stock de poupées du magasin.